Comme le dit si bien un célèbre adage italien (traduttore traditore), la traduction d'un texte en est toujours aussi, peu ou prou, la trahison.
Cette constatation vaut déjà pour des langues aussi apparentées que le français et l'italien.
Comment traduire, par exemple, traduttore traditore en français ? Dira-t-on : « traducteur, traître », pour rester près de l'expression originale? La tournure serait inopportune et l'on serait quasiment sûr de n'être pas bien compris. Fera-t-on une phrase verbale pour être plus explicite ? « Le traducteur est un traître » deviendrait une platitude qui n'aurait plus rien de la force et de l'élégance que confèrent à l'adage italien sa brièveté et l'assonance des mots qui le composent. On préférera donc sans doute dire : « traduction, trahison », formule brève et forte avec une assonance proche de l'original. Oui, mais en mettant l'accent sur l'acte de traduire plutôt que sur son auteur, on ne fait plus qu'énoncer une loi générale concernant la traduction au lieu d'incriminer le traducteur en faisant peser sur lui la plus grave accusation...
Or l'italien et le français sont non seulement deux langues indo européennes, mais deux langues latines fort voisines l'une de l'autre. De quelles trahisons se rendra-t-on dès lors coupable en prétendant traduire un texte énoncé dans une langue qui a aussi peu à voir avec le français que l'arabe ?
Et quel arabe ! La langue du Coran - dont le nom évoque étymologiquement l'idée de «synthèse» - est d'une densité que l'on aura bien du mal à faire passer dans la langue de Voltaire : la précision analytique du français se dérobe devant les ellipses et les raccourcis d'un discours synthétique riche de sens superposés. Et que faire avec les sonorités, les rythmes, les rimes et les assonances d'un texte qui est par excellence al- Qur'ân: «la Récitation»? D'autant plus que toute cette richesse linguistique ne se laisse pas .enfermer dans les règles étroites des canons littéraires, mais apparaît « au gré de la liberté même de l'inspiration divine : rien de moins contraint, jusque dans sa rigueur, que ce jaillissement-là. »
Le fait est patent : le discours coranique ne se laisse réduire ni aux critères de la prose arabe ni aux contraintes de sa poésie. « Entre les deux, écrit Miquel, ou plutôt à part, au-dessus, la langue du Coran, seule de son genre et pour cause, puisque divine. [...] Rimée ou assonancée, sans doute, mais librement, de toute la liberté de Dieu [...]. Scandée aussi, mais en vertu de sa propre logique, d'une logique d'un autre ordre, transcendante. [...] Pas de texte plus souverain, plus libre de toute contrainte, de tout modèle, que celui-là. »
Tout cela n'est que question de forme, dira-t-on ? Certes, mais la forme de l'énoncé n'est-elle pas tout autant choisie et voulue par celui qui l'énonce pour transmettre le(s) sens? Et l'on a vu à l'instant combien tout changement de forme est aussi variation du sens, et par là trahison du propos de l'auteur. Et puis, il y a plus : le sens, quel est-il au juste ?
Dans son entreprise de traduction, le traducteur dispose généralement d'un sens précis, déterminé par l'énoncé qu'il veut traduire, et son art consiste alors à rendre au mieux ce sens en s'efforçant de lui conserver la saveur de l'original. Or, on vient d'évoquer les multiples sens superposés que recèle en son sein l'expression coranique. C'est dire combien la tâche du traducteur s'en trouve alourdie : voilà qu'il ne dispose même plus d'un sens donné mais doit, préalablement à son travail de traduction, faire œuvre d'herméneute, et donc multiplier les risques de trahison.
Cette difficulté, fait remarquer Miquel, « est plus terrible encore, puisque imposée par Dieu: c'est Lui qui, pour le credo de l'Islam, a dicté le Coran au Prophète, Muhammad, par la voix de l'ange Gabriel. Sans doute a-t-il voulu que cette «récitation» (qur'ân) soit limpide, et le texte le dit expressément [...]. Mais Dieu reste Dieu et son langage, à son image même, s'offre et se dérobe, retient une part de son imprescriptible mystère, comme pour inviter le croyant, au-delà même du sens obvie, à méditer sur plus de sens encore : rien n'est ici insignifiant, tout, au contraire, est chargé de sens multiples et, avec cela, rien ne révèle, en son essence inconnaissable, la Vérité. D'où le recours au commentaire, à l'exégèse (tafsir) sans laquelle il n'est pas de lecture véritable - aussi près que possible de la Vérité, mais toujours en deçà - et a fortiori de traduction. »
II faut insister sur ce point : le Coran tout entier se veut reproduction à la lettre de la Parole de Dieu. Ainsi, lorsque Dieu ordonne au Prophète de proclamer Son unicité, le texte coranique reproduit telle quelle la parole divine et énonce: «Dis: "Lui, Dieu, est un..." ». Le Prophète ne se contente pas de dire : « Lui, Dieu, est un » ou de rapporter que : « Dieu m'a ordonné de dire : "Lui, Dieu, est un" » ; il répète, et tous les musulmans répètent après lui, fidèlement et mot pour mot, l'énoncé même de la Parole divine : « Dis : "Lui, Dieu, est un " ».
Pas un seul mot, donc, pas une seule lettre du Coran ne sont d'autre que Dieu et l'on comprend alors que toute trahison envers ce texte sera trahison envers Dieu. D'où l'ultime conclusion de Miquel : « Tout cela fait beaucoup pour un seul homme, le malheureux traducteur. Son entreprise, ici plus^ qu'ailleurs, ici comme jamais, ressent et marque ses limites. »
« Décidément, par quelque bout qu'on le prenne, le Coran mérite incontestablement l'épithète sous laquelle le désigne, entre bien d'autres, la tradition musulmane: mu'jiz, qui réduit à l'impuissance, qui désespère au fond toute tentative de s'approcher de ce texte autrement que par sa reproduction littérale, dite ou écrite : la récitation, la copie, la calligraphie ne sont pas autre chose que cet acte de reconnaissance, de soumission et d'adoration. »
Après une telle entrée en matière, le lecteur est en droit de se demander pourquoi proposer alors une nouvelle traduction du Coran. Plusieurs éléments, en fait, se sont trouvés concorder pour amener les signataires de ces lignes à assumer les risques d'un tel projet.
La raison principale vient d'ailleurs de la Parole de Dieu elle-même. Dans la sourate 54 (dite al-qamar), à quelques versets d'intervalle, Dieu répète à quatre reprises (versets 17, 22, 32 et 40) :
« Et certes Nous savons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle : y’aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? »
Cette idée de « rappel » est fondamentale dans le Coran, où elle est représentée au moins par quelque 280 termes dérivés de la racine dkr. Le Coran ne prétend pas révéler au monde des secrets cachés depuis l'aube des temps et encore moins doter l'humanité de mystères insondables : il a pour objectif de rappeler l'homme à lui-même et aux vérités essentielles et éternelles qu'il ne cesse d'oublier, oubliant par la même occasion tout ce qui le fait homme :
« Ne soyer pas comme ceux qui ont oublié Dieu de sorte qu’Il les fit eux-mêmes s’oublier »
Le Coran est ainsi, avant tout, un « rappel » : il appelle à se ressouvenir de Dieu et à se ressaisir en reprenant conscience de la nature essentielle de l'être humain. C'est ensuite, à partir de cette première prise de conscience de soi-même en tant qu'homme et en tant que serviteur de Dieu, que le Coran guide l'homme dans la voie du ressouvenir, vers une connaissance toujours plus approfondie de soi-même et de Dieu7.
Or, ce « rappel » ne s'adresse pas qu'aux arabes ou aux arabisants. Le destinataire du message coranique est explicitement désigné à maintes reprises : il s'agit de l'humanité dans son ensemble, les « gens », an-nâs, sans discrimination d'aucune sorte8. Dieu n'est pas le Seigneur d'un peuple ou d'une caste, II est le « Seigneur des hommes », Rabbu n-nâs, et c'est aux hommes, à tous les hommes, qu'il adresse Son ultime Message9. Mais l'homme peut-il se sentir concerné par un texte auquel il ne comprend rien ? Où devrait-on attendre de l'humanité qu'elle se fasse arabisante pour entendre le Message divin ?
Certes, la méditation approfondie du Coran ne peut passer que par la langue arabe, puisque c'est dans cette langue que Dieu S'est exprimé et que l'on ne saurait toucher à cette expression sans la dénaturer : toute traduction du Coran n'est plus Parole de Dieu, mais seulement parole humaine essayant de refléter quelque éclat de la Parole divine. Mais avant d'en arriver au stade de l'approfondissement, il faut bien d'abord avoir entendu l'« appel » et y avoir répondu. Or cet « appel », qui doit interpeller l'homme et susciter en lui l'éveil, ne peut être entendu par chacun que dans une langue qui est sienne. Le devoir de « transmission » du Message est donc aussi, au moins dans une certaine mesure, devoir de « traduction », car on ne peut transmettre à quelqu'un que dans une langue qu'il comprend, faute de quoi on n'aurait rien transmis10.
On pourrait alors se dire qu'avec la vingtaine de traductions du Coran en français, le Message a sans doute largement eu l'occasion d'être transmis et qu'il n'est nul besoin de refaire un tel travail. Et pourtant...
L'histoire des traductions du Coran en français" - et plus largement en langues européennes12 - reflète bien souvent l'évolution des tendances de l'orientalisme, faisant son apparition au 17e siècle, se dégageant peu à peu des préjugés religieux contre l'islam hérités du Moyen Age, mais pour souvent tomber dans d'autre préventions à l'égard du fait religieux, humanistes d'abord, positivistes ensuite, avant de se teinter de pensée coloniale, pour aboutir finalement à une lente et inégale décolonisation des esprits, qui n'ira pas toujours sans peine.
Par ailleurs, la colonisation eut aussi pour effet de produire des générations de musulmans formés à l'école de leurs colonisateurs, et parfois même à celle de l'orientalisme. Peu à peu, la participation de ces musulmans au concert des traductions du Coran se fera de plus en plus importante. Une dernière étape, enfin, verra au vingtième siècle l'apparition de musulmans originaires de France ou de pays d'Europe autres que les régions balkaniques où l'islam vivait déjà depuis longtemps. Eux aussi entendront joindre leur voix à cette partition.
La première traduction complète du Coran en français fut, en 1647, l'œuvre du sieur André du Reyer, lequel connaissait aussi, à côte de l'arabe, le persan et surtout le turc. Bien qu'elle ne soit pas vraiment dégagée des préjugés qui régnaient encore à l'époque, elle constitue déjà un progrès remarquable par rapport aux traductions latines médiévales, dont le but avoué était de servir la propagande de l'Eglise contre l'islam. Cette traduction eut un succès considérable, fut elle-même traduite en anglais en 1648-49, en hollandais en 1658, en allemand en 1688 et enfin en russe en 1716, et connut vingt-quatre rééditions jusqu'en 1785.
En 1783, cent cinquante ans après la traduction de Du Reyer, Claude Savary proposa une nouvelle traduction française. Ce dernier était fortement imprégné des idées de Voltaire qui, on le sait, avait souvent pris le parti de l'islam contre le christianisme, à tout le moins dans sa version ecclésiastique. De ce fait, la traduction de Savary ne souffre pas des défauts qui déparaient celle de son prédécesseur, mais elle ne s'en permet pas moins bien des libertés avec le texte. Elle connut elle aussi un franc succès et fut rééditée dix-neuf fois jusqu'en 1970.
Le 19e siècle restera, pour ce qui est des traductions du Coran en français, le siècle de Kazimirski, aristocrate polonais de culture française, qui était excellent iranisant et arabisant - on lui doit d'ailleurs un dictionnaire arabe français qui fait toujours référence. Sa traduction, parue en 1840, éclipsera vite les précédentes, sera rééditée plus de trente fois et continue toujours de l'être. La langue en est élégante, la lecture relativement aisée, mais ce ne sera pas lui faire injustice d'ajouter qu'elle sacrifie bien trop souvent le sens et la fidélité au texte à l'expression littéraire. « Elle constitue donc, admet Blachère, une honorable vulgarisation du texte coranique, destinée à un lecteur peu exigeant. Il est regrettable, néanmoins, que l'orientalisme français s'en soit contenté durant trois quarts de siècle alors que des progrès considérables étaient réalisés en Angleterre [...], en Allemagne [...], en Italie [...], dans l'Inde [... et] en pays nordique enfin [...]. »
La première moitié du vingtième siècle voit successivement paraître trois traductions du Coran en langue française.
La première est celle d'Edouard Montet, ancien recteur de l'université de Genève, parue en 1929 en deux volumes avec, pour la première fois, une introduction et des notes liminaires en tête de chaque chapitre.
La seconde traduction, faite par Laïmèche et Bendaoud et publiée en 1931 à Oran (Algérie), représente le premier effort sérieux de musulmans pour proposer une traduction française du Livre saint de l'islam16.
La troisième, enfin, publiée à Rabat en 1936, est le fruit de la collaboration d'un français, Pesle, et d'un musulman, Tidjani. Ces traductions n'arriveront pourtant pas à supplanter celle de Kazimirski.
Comme le fait remarquer Régis Blachère, « quand on compare l"'exquise infidèle" de Du Reyer ou de Savary aux toutes dernières translations françaises, on perçoit avec évidence les progrès auxquels ont conduit trois siècles d'orientalisme. Toutefois, depuis Savary, chaque traducteur, chez nous, donne l'impression de se borner à retoucher, améliorer, compléter dans le détail le travail de son prédécesseur français. Trop souvent nos traductions ne font pas état des contributions fournies par la philologie étrangère », entendons par les travaux des écoles orientalistes anglaises et surtout allemandes sur le Coran.
Ce sera le rôle de Blachère, précisément, de prendre ces travaux en. compte et de produire, en 1949-1951 puis en 1957, deux versions successives19 d'une véritable traduction de philologue - n'oublions pas que cet arabisant de premier plan fut aussi l'auteur, en collaboration avec M. Gaudefroy-Demombynes, d'une excellente Grammaire de l'arabe classique -, traduction qui fera d'ailleurs école, influençant bien des traductions postérieures. Mais la philologie n'est pas tout, surtout lorsqu'il est question d'une œuvre qui est aussi miraculeusement riche de sens que belle dans sa forme. Le travail de Blachère pèche donc souvent par sa sécheresse et par des traductions bien trop littérales pour être littéraires.
Plus grave encore est le fait de ne pas prendre en compte ce que les musulmans ont compris du Coran. Certes, la philologie est un instrument de grande utilité pour faire de l'archéologie des textes, mais il ne faudrait pas pour autant oublier que le but de la traduction est de présenter au lecteur un monument littéraire tel qu'il est pour ceux qui le lisent et qui le vivent, pas tel qu'il aurait pu être ou tel qu'il devrait être, le tout selon des hypothèses et des reconstructions qui, loin d'être toutes solides, relèvent souvent plus de la conjecture et de l'imagination que de la réalité, fut elle qualifiée de « scientifique ».
Il n'est bien sûr pas question de remettre en cause l'intérêt des recherches philologiques, historiques ou autres, autour du texte coranique et de son élaboration, bien au contraire ; les musulmans ont d'ailleurs eux-mêmes produit une littérature considérable en ces domaines. Mais le traducteur qui veut présenter une œuvre à des lecteurs qui ne peuvent la lire dans son texte original a un autre rôle. Quand bien même sa traduction ne porterait que sur une œuvre littéraire, c'est bien l'état achevé de cette œuvre qu'on lui demande de présenter, et non pas de s'évertuer à refléter l'historique des brouillons et esquisses successives qui auraient donné naissance à l'œuvre. Il en va donc à plus forte raison de même pour un texte sacré, un texte reçu « tel quel » par toute une communauté spirituelle.
Ce que le traducteur se doit de donner à lire, c'est le Coran connu, lu et vécu par les musulmans, et non pas le Coran vu par tel chercheur ou par quiconque d'autre. En effet, si l'on fait abstraction des cœurs et des esprits en lesquels le Coran vit, et pour qui il est Livre de Vie, il ne reste plus de lui qu'un texte muet, au même titre que les textes sacrés des grandes civilisations disparues. Que l'on essaie, pour ces dernières, de se mettre dans la peau des disparus pour tenter de comprendre comment ils recevaient leurs textes sacrés est une chose : même si le résultat est bien aléatoire, il n'existe pas d'autre voie. Mais pourquoi donc vouloir agir de même pour un texte qui est vécu par un milliard de musulmans et dont la méditation a donné le jour à d'innombrables commentaires. Bien plus : un Livre qui a été et qui continue d'être la source, l'axe et la finalité de toute la pensée, de toute la créativité et de toutes les sciences arabo-islamiques, de la lexicographie à la gnose, en passant par la grammaire, la rhétorique, la calligraphie, le droit, la philosophie et bien d'autres arts et savoirs encore20.
Ainsi, la traduction de Blachère est souvent un modèle de rigueur grammaticale et philologique qui tranche radicalement sur le flou artistique des précédentes. Elle est par ailleurs celle qui a introduit l'usage des crochets pour signaler des ajouts du traducteur. Mais elle est aussi parsemée d'erreurs grammaticales étonnantes de la part d'un grammairien de cet ordre et de tels contresens qu'elle constitue sur bien des points un recul par rapport à la traduction de Kazimirski21. Ce n'est là qu'une des conséquences du fait de ne pas vouloir consulter les commentaires coraniques et autres ouvrages de savants musulmans, qui comportent bien des remarques importantes concernant l'analyse grammaticale des versets (/'ràb). Elle présente donc tout autant que les précédentes le problème essentiel de la plupart des traductions du Coran : celui d'être seulement le reflet de ce que le traducteur a voulu y voir et non de ce qu'y lisent les musulmans, d'être donc le Coran du traducteur plus que celui des musulmans22. Enfin, la sécheresse de cette traduction beaucoup trop littérale fait qu'elle reste quasiment illisible pour le grand public et n'offre de réel profit qu'à un lecteur qui, arabisant lui-même, se plaît à y rechercher les rapports au texte original.
La traduction de Blachère constitue en quelque sorte un tournant dans l'histoire des traductions du Coran en français. D'une part, elle a établi la nécessité de la rigueur philologique : bien étudier le lexique, analyser les structures grammaticales et surtout 5 'en tenir rigoureusement à ce que dit le texte, sans broder autour et en s'astreignant à signaler tout élément ajouté. D'autre part, elle a montré les limites d'une démarche purement philologique qui voudrait faire abstraction de la masse d'informations qu'offre l'immense littérature exégétique ou para exégétique produite au cours des siècles par les musulmans.
Bien des traductions, par la suite, seront des tentatives de conserver les points positifs de la démarche de Blachère en essayant d'en corriger les défauts. Ainsi paraît en 1959 la traduction d'un musulman indien vivant alors en France, le Professeur Muhammad Hamidullah23. Tout en faisant preuve de la même rigueur philologique, ce dernier voulait à juste titre rendre pleinement son droit à l'apport de la tradition musulmane. Malheureusement, en raison de la médiocrité de sa connaissance du français, sa traduction, plus correcte au niveau du sens, sera encore plus littérale et illisible que celle de son prédécesseur. Elle jouira néanmoins d'un prestige inégalé parmi les musulmans francophones, essentiellement en raison de l'aura de vertu et de piété attachée à la personne de ce vénérable professeur.
D'autres ne s'intéresseront pas vraiment plus que Blachère à la tradition musulmane, mais voudront échapper à la sécheresse de la traduction littérale. Denise Masson proposera une traduction en 1967, suivie par le poète Jean Gros Jean en 1972 et finalement par le prolixe polygraphe de la traduction qu'est René Khawam, en 1990. Malheureusement, si ces traductions sont agréables à lire au niveau du français, elles ne font qu'être de plus en plus infidèles au texte original, dans un mouvement inverse de celui des premières traductions.
Les musulmans essaieront de leur côté de présenter des traductions plus agréables que celles de Muhammad Hamidullah. C'est ainsi que parut la traduction du poète et écrivain marocain Si Ahmad Boudib24, suivie en 1972 (la même année que la traduction de Jean Gros Jean) par celle de Si Hamza Boubacar, alors recteur de l'Institut musulman de la mosquée de Paris.
Cette dernière traduction en deux gros volumes doit son importance au fait qu'elle est accompagnée, en regard, de nombreux commentaires et remarques élaborés à partir des principaux ouvrages de la tradition musulmane, d'ailleurs choisis de manière relativement éclectique et non sectaire. Cependant, pour diverses raisons extérieures à l'œuvre même, cette traduction ne reçut pas un très bon accueil dans bien des milieux musulmans francophones. Par ailleurs, son volume et son prix ne favorisant pas la vente, une seconde édition parut qui ne comportait que le texte original arabe et la traduction, sans les commentaires et remarques qui conféraient toute sa valeur à ce travail érudit.
En 1983 commença la prestigieuse publication par Pierre Godé d'une traduction du commentaire coranique de Tabari (m. en 310/923). Ce travail, également œuvre d'un musulman - mais français d'origine cette fois -, devrait au bout du compte donner le jour aune bonne dizaine de volumes. Malheureusement, si l'œuvre est bien plus vaste et détaillée que celle de Boubacar, la traduction du Coran qu'elle inclut est incomparablement plus limitée que la précédente, puisqu'elle ne s'appuie que sur le tafsir de Tabari. Ce commentaire est certes fondateur et auréolé de tout te prestige que l'ancienneté confère, mais le propos de son auteur fut surtout de rassembler des informations et il ne fit donc pas toujours le tri qui s'imposait dans la masse qu'il recueillait, se faisant ainsi l'écho de bien des récits qui ne résisteront pas ensuite à un examen plus poussé.
Après Boubacar, trois autres traducteurs arabes proposèrent aussi leurs versions: ce fut d'abord Noureddin Ben Mahmoud, en 1976, très influencé par la traduction de Kazimirski ; puis vint Sadoc Mazigh, membre de l'Académie de Tunisie, en 1980; enfin, Salah ed-dine Kechrid, en 198125. Bien que la traduction de Mazigh soit sans doute la plus novatrice et la plus intéressante des trois, celle de Kechrid connût un meilleur accueil dans les milieux musulmans francophones où certains y virent enfin une alternative à la traduction de Hamidullah.
C'est aussi une telle alternative que voudrait être la traduction publiée depuis 1990 en Arabie, traduction qui se présente explicitement comme un remaniement de celle de Hamidullah par une équipe de correcteurs : il est vrai que dans cette version, la traduction de ce vénérable professeur devient quelque peu plus lisible, mais il faut bien admettre tout de même qu'on est encore bien loin d'une véritable réussite.
L'année 1990 vit par ailleurs la parution de la traduction de Jacques Berque, fruit de longues années de travail de ce grand arabisant. Elle a le bonheur d'associer la rigueur de Blachère à un style bien plus littéraire, tout en étant ouverte aux apports de la tradition islamique. Néanmoins, tantôt la volonté d'être fidèle au texte et tantôt celle de faire plus littéraire amènent souvent Berque à opter pour des traductions bizarres et incongrues ou à proposer plus de néologismes qu'il n'en serait vraiment besoin.
La dernière en date des traductions - la plus inacceptable aussi - ne manque pas non plus d'originalités qui appellent bien des critiques. Il s'agit de celle proposée par André Choura qui, ancien maire de Jérusalem, qui s'était déjà fait remarquer par ses traductions de l'Ancien et du Nouveau testament, et dont la traduction du Coran fit encore plus de bruit lorsqu'elle parut en 1990. Le principal reproche qu'on puisse lui faire - mais il en est bien d'autres - est sans doute d'être incompréhensible, à moins que ce caractère abscons ne soit aux yeux de son auteur une grande qualité ?
D'abord, nombre de termes qui pouvaient fort bien être traduits se retrouvent ici purement et simplement transcrits (tel le mot Rabb, par exemple, que tous les autres traducteurs traduisent sans trahir par « seigneur » ou par « maître »). Mais surtout, le traducteur propose pour bien des mots des traductions dont le sens est loin d'être parlant : ainsi Rahman et Rahïm, que Chouraqui a choisi de rendre par « matriciant » et « matriciel », termes qui, fait justement remarquer Cheikh-Moussa, relèvent plus du «jargon psy » d'épigones de Lacan que du Coran ; ou encore l'expression ahl al-kitâb, que tous les traducteurs traduisent par « gens du Livre » ou encore « de l'Ecriture », mais que Chouraqui rend bizarrement par « Tentes de l'Ecrit »). Tout cela en raison du parti pris de vouloir toujours ramener les termes arabes au sens des racines hébraïques qui leur correspondent étymologiquement. Or, à moins d'en faire un principe idéologique et de vouloir absolument réduire le Coran à n'être qu'une excroissance ou un succédané de la Torah29, il est parfaitement clair qu'une telle démarche n'a pas le moindre fondement scientifique.
Tout français qui a étudié l'anglais connaît bien le problème de ces « faux amis », qui se ressemblent dans la forme, dérivent même effectivement d'une origine commune, mais ont pris de part et d'autre des sens distincts qui vont parfois jusqu'à être radicalement différents. Que des racines venant du patrimoine sémitique commun à l'hébreu et à l'arabe aient donc pu prendre dans ces deux langues des significations différentes est une évidence indéniable. Dès lors, aussi longtemps que le sens d'un mot ou d'une racine de l'une de ces deux langues est clairement établi pour les locuteurs de cette langue, il n'y a aucune raison de faire appel aux sens que peut avoir une racine apparentée de l'autre langue. Quant à l'histoire des transferts de termes d'une langue sémitique à une autre ou des dérivations variées à partir d'un fond commun, elle relève de la linguistique et non de la traduction, sauf éventuellement pour de rares mots dont le sens ne paraît pas suffisamment déterminé et que l'on peut alors préciser en recourant à la linguistique comparée.
Bref, force est d'en arriver, après ce tour d'horizon des traductions françaises du Coran, à la conclusion par laquelle Cheikh Moussa termine sa critique de cette version « hébraïsée » : « Le lecteur français devra donc attendre, pour accéder au Livre des Musulmans, qu'une équipe de chercheurs accepte de se lancer dans une entreprise aussi vaste et qui excède les compétences d'un seul individu. »
Autant dire que le lecteur français ou francophone n'aura jamais cette traduction. En effet, en tenant compte des réalités du monde musulman comme du monde de l'orientalisme, on est fondé à douter qu'un centre de recherche, à supposer déjà qu'il ait la volonté de réaliser un tel projet, puisse avoir les moyens de réunir l'ensemble des chercheurs compétents nécessaires à une telle entreprise. Qui plus est, Cheikh Moussa met ajuste titre la barre encore plus haut en ajoutant que « ce travail ne pourra d'ailleurs être accompli que si un plus grand nombre de monographies consacrées aux différents aspects du texte coranique voit le jour. Il devra aussi être précédé par une analyse très fouillée des problèmes que pose la traduction de tout texte prétendant à la sacralité et qui se trouve, dès lors, comme enfoui sous la masse des commentaires, des interprétations et des lectures politico- religieuses auxquels il a donné naissance. »
Que faire alors devant l'irréalisme d'un projet dont la pleine réalisation dépend pourtant bien, à des degrés divers, de la concrétisation des conditions qui viennent d'être évoqués ? Abandonner l'espoir d'avoir un jour une telle traduction ? S'en remettre à la providence et attendre ? C'est ici qu'intervient l'idée qui a donné naissance à la présente publication.
Projet pour la traduction du Coran
Comme les espoirs insensés produisent à peu près autant de résultat que le plus noir désespoir, le meilleur moyen d'avancer vers la réalisation d'un projet est de ne se laisser aller ni à l'un ni aux autres et de faire sans attendre ce qui peut être fait avec les moyens du bord. D'ailleurs, tout bien considéré, ces moyens ne sont pas aussi inexistants qu'on pourrait le supposer de prime abord : il y a maintenant dans bien des pays musulmans - Arabie, Egypte, Iran, Turquie, etc. - des centres consacrés à l'étude du Coran, voire à sa traduction ; il existe de plus aujourd'hui plusieurs revues spécialisées en arabe, en persan, en anglais et en d'autres langues encore, qui traitent des questions coraniques et, pour certaines, de la traduction du Coran ; dans les revues orientalistes également, les articles du genre de ceux auxquels il a été fait référence dans cette introduction montrent bien l'intérêt que rencontrent ces questions dans ces milieux.
Bien sûr, comme on l'a dit, les conditions actuelles ne permettent pas pour le moment une collaboration effective entre ces différents centres, mais le traducteur chercheur peut bien, lui, profiter de toutes les expériences que ces centres et ces publications voudront bien mettre à sa disposition. A lui, ensuite, d'en user au mieux. A lui aussi de multiplier les occasions de discussion et de collaboration avec d'autres chercheurs et traducteurs, ici et là, en n'oubliant pas de mettre à profit les possibilités de communication que lui offre Internet. Et qui sait si, peu à peu, ne se développeront pas, autour du Coran et de sa traduction, des sites qui permettront d'avancer encore, pas à pas et pierre par pierre, vers un résultat meilleur...
A ce propos, il est un point qui doit tout particulièrement retenir l'attention, parce que c'est en fonction de ce point que l'on pourra oui ou non réellement avancé.
Ce qui a empêché jusqu'à présent que l'on tire véritablement profit de l'expérience de chaque traducteur du Coran, c'est le fait qu'aucun d'eux - sauf quelques exceptions partielles sur lesquelles on reviendra ci-après - ne nous a jamais donné les moyens de le faire. Aucun, en effet, ne nous a jamais rien dit de sa démarche: les divers sens qu'il a envisagés pour tel mot, telle expression ou tel verset ; les raisons pour lesquelles il a finalement retenu l'un de ces sens ; les raisons, enfin, qui l'ont amené à traduire de telle manière plutôt que de telle autre... Bref, nous n'avons à disposition qu'un résultat final sans rien savoir du cheminement que le traducteur herméneute a suivi pour y parvenir. De ce fait, chaque traducteur se voit contraint de refaire pour lui-même un pareil cheminement, sans profiter en rien de l'expérience de ses prédécesseurs.
On dira qu'il peut au moins profiter de ce résultat final, mais en réalité cela s'avérera pour lui un handicap plutôt qu'une aide. En effet, le fait pour un traducteur de se référer à des traductions antérieures d'un texte avant de s'être lui-même déterminé pour un sens précis de ce texte et pour une traduction de ce sens ne peut que l'influencer consciemment ou inconsciemment et faire que son travail sera plus une révision de la traduction précédente qu'une nouvelle approche de l'œuvre. Par principe, pour préserver l'originalité de son approche, le traducteur ne devrait se référer aux autres traductions d'un passage qu'après avoir élaboré la sienne, car alors il pourra véritablement et en toute indépendance comparer le fruit de sa démarche avec le résultat auquel d'autres sont parvenus et, le cas échéant, corriger, améliorer et peaufiner sa traduction en fonction de ces comparaisons.
Il n'en va pas de même des recherches et des réflexions qui ont conduit un traducteur à se décider pour un sens et pour une traduction. Se référer à ces études et recherches ne sera pas, pour un traducteur postérieur, cause d'une influence inconsciente, mais au contraire une source parmi d'autres de sa propre recherche et de sa réflexion. C'est là qu'il trouvera des références à des commentaires coraniques qu'il n'a pu consulter, à des points de grammaire, de rhétorique ou de lexicographie qui ont pu lui échapper, des argumentations justifiant le choix de tel sens ou de telle traduction et qui pourront alors soit le convaincre soit appeler de sa part une argumentation contraire. Car le but est bien là: peu à peu, les références s'ajoutant aux références, les réflexions aux réflexions et les arguments aux arguments, une véritable banque de données concernant tel terme ou expression coranique, tel passage ou tel verset, pourra être constitué, offrant ainsi un outil de travail et des critères de plus en plus complets et efficaces pour donner du Livre de Dieu l'image la plus fidèle possible.
Une telle démarche ne fut malheureusement jusqu'à présent qu'exceptionnelle et partielle. On peut citer le cas de l'allemand Rudi Paret, qui nous a laissé une des meilleures traductions du Coran dans une langue européenne, accompagnée d'un précieux volume de commentaires et concordances33. Mais Paret ne nous livre des éléments de réflexion que pour certains points qui posent problème, ce qui est déjà beaucoup certes ; il ne fait pas l'exposé systématique de sa démarche de traducteur.
Seul André Miquel, semble-t-il, a fait jusqu'à présent cet effort dans sa traduction de la sourate dite al- Wâqi 'au, accompagnant la traduction de ces 96 versets de plus de 350 pages exposant « chemin faisant, comment on a tenté de faire face, sans les résoudre jusqu'au bout » aux difficultés qui se posaient35. Et Miquel de conclure: «Le chemin suivi fut riche, long... et dérisoire au regard du corpus : 96 versets sur un total de 6200. Où mènerait une tentative complète, en combien de temps, et toute une vie y suffirait- elle ? »
Peu importe. C'est bien cette voie qu'il faut suivre, car elle seule peut conduire vers un résultat meilleur, et si une vie n'y suffit pas, d'autres se présenteront bien, si Dieu veut, pour prendre le relais et poursuivre la tâche.
Qui plus est, ces études et réflexions profitent d'abord au traducteur lui- même, car ce sont elles qui garantissent la rigueur et le sérieux de son travail et l'empêchent de se laisser aller aux facilités du flou artistique. Voilà que le traducteur s'astreint, quand il fait œuvre d'herméneute aussi bien que lorsqu'il traduit, à justifier tout ce qu'il fait, et donc à le faire en toute conscience et en pleine connaissance de cause, et non pas seulement en suivant des intuitions ou des penchants.
Le lecteur, ensuite, profite de ces études, même s'il ne songe pas à se faire lui-même traducteur. C'est en effet là qu'il trouvera les autres sens possibles, non retenus pour la traduction. C'est là qu'il trouvera les renvois aux autres versets de même sens, ainsi que des commentaires sur certains points qui appellent des éclaircissements. C'est là enfin qu'il trouvera les fondements et références de la traduction qu'il lit, pouvant ainsi lui-même revoir les choix ou tout au moins savoir de quoi il en relève et à quoi s'en tenir.
Garde-fou pour le traducteur, gage de la solidité de l'œuvre, base de développements futurs, guide aussi pour le lecteur, point de repère et source d'élargissements, de telles études devraient s'imposer comme le complément indispensable des traductions à venir, quitte à être publiées dans des volumes à part pour ne pas encombrer le lecteur qui voudrait s'en passer. Ce sont elles, en tout cas, qui constituent l'armature et l'une des principales spécificités du présent travail.
Trois préoccupations ont constamment accompagné la réalisation de ce travail : le souci de rigueur, le souci didactique et le souci des dévelop pements futurs. Ces préoccupations sont avant tout la raison d'être de l'appareil scientifique et didactique qui accompagne cette traduction et dont les diverses composantes vont être détaillées maintenant36. On verra ensuite que ces préoccupations ont également conféré certaines spécificités à la traduction elle-même, tant au niveau de l'établissement du sens que de sa restitution.
L'appareil scientifique et didactique
Les quatre composantes de cet appareil - les études et concordances, la traduction mot à mot et les deux lexiques - seront pour le moment publiées avec la traduction : pour une seule sourate, la division en plusieurs cahiers aurait posé des problèmes de diffusion. La publication continuera sans doute selon ce modèle pour chaque étape de cette traduction, par sourate, d'abord, puis, pour les plus courtes, par groupe de sourates. L'idée est en effet de ne pas attendre la fin de ce travail pour le livrer au public sous une forme qui se voudrait achevée. Au contraire, en le publiant ainsi au fur et à mesure de sa réalisation, on espère que tous ceux qui pourraient contribuer à son amélioration offrent leurs remarques, le fruit de leurs recherches et de leurs réflexions, afin de pouvoir en profiter aussi bien pour la suite du travail que pour les éditions futures. Ce n'est qu'au bout du compte que chacune de ces composantes pourrait donner lieu à une publication indépendante : un volume de traduction, plusieurs de traduction mot à mot, deux volumes de lexique (probablement complétés alors par un troisième, ordonné selon les racines arabes) et enfin plusieurs volumes d'études et concordances.
Ces études et concordances constituent, on l'a dit, l'armature de tout l'appareil scientifique et didactique de ce travail. On y trouve essentiel lement, pour tout verset qui l'exige, quatre éléments :
Des concordances, qui ouvrent chacune de ces études. Ces concordances signalent, pour chaque verset ou partie de verset :
1. les
autres passages coraniques de
même forme ou de forme
approchante ;
2.
les passages ayant un sens proche sans parenté de forme
(signalés
entre parenthèses à la suite des précédents) ;
3.
éventuellement les versets portant sur un même thème,
quelle qu'en
soit la formulation et le sens. Il est en ce cas signalé que
les renvois
concernent le thème.
Ces concordances doivent énormément à celles de Rudi Paret. En fait, elles les reprennent après vérification, abandonnant parfois certains renvois qui ne paraissent pas vraiment s'imposer, ajoutant d'autre fois, rares il est vrai, des références qui avaient échappé à la minutie du grand orientaliste allemand.
Bien qu'il ne s'agisse pas là d'un véritable dictionnaire thématique du Coran, qui reste encore à faire, ces renvois permettent à qui le souhaite de retrouver aisément les versets qui expriment une même idée à partir de l'un d'eux. Ils ont aussi une immense utilité pour le traducteur et ses critiques : d'abord pour rapprocher des versets susceptibles de s'éclairer mutuellement, permettant ainsi de mieux en établir le sens ; ensuite, pour bien vérifier que des expressions qui se retrouvent sous une forme inchangée ou avec des variantes minimes sont bien traduites de manière identiques ou avec aussi peu de variations.
Viennent alors des études en vue de l'établissement du sens : c'est là que sont présentés et discutés les sens proposés, pour chaque verset ou partie de verset, par les sources traditionnelles comme par les études modernes - on' dira plus loin les sources utilisées et la méthode suivie pour l'établissement de ce sens. On trouvera donc là, suivant les cas, des références à des hadiths prophétiques et à des propos des grands commentateurs, des études de grammaire, des remarques lexicographiques et philologiques, des questions de rhétorique, etc. Par souci de rigueur, on a reproduit tels quels les textes arabes qui servaient d'arguments, car les traduire en fonction des sens que l'on prétendait en tirer revenait à intégrer les résultats au sein même du raisonnement38, et donc à complètement fausser la démonstration. Cela sera bien sûr gênant pour le lecteur non arabisant, et l'on a autant que possible essayé d'équilibrer les choses par des traductions, mais il n'en reste pas moins que, par nature, ces études exigent souvent une bonne connaissance de l'arabe pour que l'on puisse pleinement en tirer profit. Le spécialiste jugera donc de l'argumentation, l'étudiant profitera de la dimension didactique et les autres trouveront au moins les sens qui n'ont pas été retenus pour la traduction ainsi que les raisons des choix faits.
Ces études sont souvent complétées par des remarques portant sur la restitution du sens retenu : adéquation ou inadéquation de certains termes à rendre certaines idées, formation de néologismes (aussi peu que possible), justifications des tournures employées, bref toute remarque que la traduction paraissait exiger.
On trouvera enfin, le cas échéant, des remarques complémentaires relevant du commentaire et visant à lever certaines ambiguïtés et à expliciter des sens qui, semblait-il, n'apparaîtraient pas clairement au lecteur. Chaque fois que ces explications paraissaient indispensables à une juste compréhension du texte, l'essentiel en a été repris dans des notes de bas de page accompagnant la traduction.
On ne trouvera par contre pas dans ces études de développements exégétiques (tafsir, ta 'wïl) : ils relèvent d'une démarche autre que celle du traducteur. Les « commentaires » ne dépasseront donc normalement pas le niveau de P« explicitation du sens » (tabyïri). On verra plus loin que ce principe a permis de recourir à une plus grande variété de sources, puisque l'on n'en retient que ce qui touche à l'établissement du sens même, et non les exégèses qui cherchent à tirer de ce sens des implications juridiques, théologiques, historiques ou autres faisant l'objet de divergences entre les diverses composantes de la communauté musulmane. Les rares cas où l'on s'est permis d'apporter des précisions relevant plus ou moins de l'exégèse sont donc en principe des cas où l'on pouvait, pense-t-on, se situer en dehors des divergences d'écoles.
On peut se demander de prime abord quel peut bien être l'intérêt de cette traduction mot à mot, et pourtant elle répond elle aussi pleinement aux diverses préoccupations qui accompagnent ce projet de traduction et justifient la publication de cet appareil scientifique et didactique.
Souci de rigueur, d'abord. Il s'agit, pour le traducteur et pour tous ceux qui souhaitent travailler sur sa traduction, d'être sûr qu'il n'a omis de traduire aucun mot, fût-ce par un signe de ponctuation, à moins d'avoir une bonne raison de le faire. Cette exigence, qui découle du rapport étroit unissant la forme d'un énoncé au sens qu'il véhicule, s'impose de manière toute particulière - on y a déjà fait allusion et on y reviendra plus loin - pour la traduction d'un énoncé qui se présente comme la Parole même de Dieu. La traduction mot à mot fournit donc à qui le souhaite, à commencer par le traducteur, le moyen de contrôler cette exigence.
Elle répond ensuite on ne peut mieux au souci didactique, puisqu'elle fournit à toute personne qui apprend l'arabe ou en possède des rudiments un outil pour pouvoir retrouver précisément à quel mot arabe correspond tel terme de la traduction et vice versa, ce que ne permet pas la simple mise en regard d'un verset entier et de sa traduction. Nul doute que bien des apprenants y trouvera leur bonheur.
La traduction mot à mot répond enfin au souci des développements futurs en ce sens qu'elle propose un premier palier de révision de la traduction : avant d'essayer d'améliorer la syntaxe des phrases, il est bon de voir d'abord au niveau des mots s'il n'est pas possible de trouver des traductions plus adéquates, susceptibles autant que faire se peut d'être réemployées chaque fois que le terme original réapparaît dans le même sens.
Ces deux lexiques - arabe français et français arabe - ne sont pas d'une moindre importance à tous ces niveaux.
Au niveau de la traduction, d'abord, ils permettent une ultime mise à l'épreuve de son unité, puisqu'ils donnent pour chaque mot les diverses traductions qu'il a reçues dans ses diverses occurrences.
Au point de vue didactique, ils fournissent à l'apprenant l'ébauche d'un précieux, mais toujours inexistant, lexique bilingue du Coran. Le lexique arabe français lui facilite par ailleurs grandement la tâche, d'abord grâce à son classement entièrement alphabétique - et non par racine - ; ensuite parce qu'il reproduit les syntagmes (groupes de mots liés dans l'écriture arabe) sous la forme qui est la leur dans l'énoncé coranique.
Toujours au même point de vue, le lexique français arabe fournit au non arabisant l'ébauche d'un lexique thématique du Coran, lui permettant pour la première fois de trouver ou retrouver des versets à partir des mots qui les1 composent et des idées que ces mots expriment.
Ainsi conçus, ces deux lexiques pourront devenir un outil particuliè rement utile pour les développements futurs de la traduction du Coran.
Tout cet appareil scientifique et didactique a vu le jour au fur et à mesure de la traduction elle-même et il est donc, tout autant qu'elle, le fruit et le reflet de cette démarche qui part de l'herméneutique du texte pour arriver à la restitution du sens. Il importe donc maintenant d'exposer les spécificités de cette traduction à ce niveau, en commençant par celles qui touchent au processus d'établissement du sens : l'intention qui le guida, les sources qui l'alimentèrent, et puis la méthode suivie.
D'après Abdallah Cheikh Moussa, «le traducteur doit [...] annoncer la couleur et préciser sur quelle tradition exégétique, sunnite, âï'ite, mystique, traditionaliste ou réformiste, il s'est appuyé pour accéder lui-même à un sens peu évident, quand bien même il aurait passé sa vie à l'approfondissement des langues orientales »40. Certes, mais est-il vraiment nécessaire de s'enfermer dans un schéma « sectaire » ? Le Coran n'est-il pas, comme Cheikh Moussa le dit lui-même, « le Livre des Musulmans » - et non pas des sunnites, des shiites, des traditionalistes ou des réformistes-, tissant depuis des siècles entre toutes ces composantes de la communauté musulmane un lien qui les unit, n'en déplaise aux sectateurs.
Certes, encore, s'il était question de commentaire et d'exégèse, il est clair que la lecture, la compréhension ou l'interprétation des uns exclut souvent celle des autres, seul le respect mutuel permettant alors la cohabitation. Mais, précisément, il n'est pas question ici de commentaire ou d'exégèse : seulement de traduction. N'y aurait-il alors pas moyen que la traduction du « Livre des Musulmans » s'efforce d'être, comme sa source, un lien plutôt qu'une déchirure ?
Certes et encore certes, le traducteur doit faire des choix et tout choix est une lecture, une compréhension, une interprétation. Mais là encore, même si ce n'est pas facile, voire pas toujours possible, le choix peut fort bien être celui qui fait l'union, plutôt que celui qui divise. Ce n'est d'ailleurs qu'à cette condition que le traducteur pourra prétendre donner à lire au public francophone « le Livre des Musulmans ». L'expérience montre d'ailleurs que ce choix est bien plus souvent possible que ne pourrait de prime abord le laisser croire l'immense variété des commentaires. Il arrive en fait souvent que l'on trouve de part et d'autre une lecture concordante, qui n'a d'ailleurs pas nécessairement besoin d'être majoritaire chez les uns ou chez les autres : il suffit qu'elle soit fondée dans le texte et acceptable par tous.
Allons plus loin: il se peut qu'un point ne se trouve pas dans la plupart des commentaires et que seul l'un ou l'autre des commentateurs en fasse état, alors même que ce point est tout à fait fondé dans la langue et propre à recevoir sans peine l'assentiment des diverses composantes de la communauté. Nul commentateur qui se soit jamais opposé à cette lecture : s'ils ne l'ont pas mentionnée, c'est tout simplement qu'elle leur a échappé. Faudrait-il alors hésiter à retenir ce sens, alors qu'il est solidement fondé et qu'il ne peut poser problème à aucun musulman, surtout si les autres sens sont occasion de division ?
Enfin, dans bien des situations délicates, il reste encore la possibilité de coller autant que possible au texte, au point d'en reproduire les silences et les ambiguïtés. Car c'est généralement avec les précisions qui prétendent combler ces silences ou dissiper ces ambiguïtés que les divergences apparaissent, plus que dans la lecture du texte brut. A tout le moins, si une précision lui semble s'imposer, le traducteur se doit de clairement signaler par des crochets tout ajout de sa part, aussi minime soit-il, de sorte que chacun puisse bien distinguer ce qui relève du texte coranique lui-même et ce qui est une précision venue d'ailleurs.
Reste les cas rebelles à toutes les possibilités évoquées (existence d'une lecture concordante, suggestion d'une lecture potentiellement consensuelle, reproduction des silences et ambiguïtés du texte). Que faire alors ? A coup sûr, ne pas se contenter de sources limitées, que ce soit à une école, à une approche, à une méthode, etc., mais ratisser au contraire aussi large que possible en vue de réunir les éléments les plus variés ; faire alors le tri en procédant à un examen rigoureux, équitable et honnête, dans un esprit scientifique et didactique, et non pas polémique ; fournir surtout au lecteur toutes les données de la question - sens proposés, arguments évoqués, examen de ces arguments, solutions retenues - pour qu'il sache clairement de quoi il en retourne ; dans tous les cas, la matière première sur laquelle doit s'exercer la réflexion restant en définitive le texte même de la Révélation, justifier par rapport à ce texte toute mise en œuvre d'éléments extérieurs.
Sous réserve de justifications ponctuelles ultérieures intervenant au cours de l'examen, il nous faut donc voir ici quels furent les principaux outils et éléments extérieurs au texte coranique auxquels on fit appel et préciser dans quelle mesure et pour quelles raisons ils furent retenus.
Le Coran fut révélé en arabe, dans un arabe qu'il qualifie lui-même d'éloquent, explicite et limpide (voir Coran 16.103, 26.195 et 39.28). Cet arabe, quel est-il et à qui s'adresser pour mieux le comprendre ? Pour la tradition musulmane, il s'agit du parler de Qurayâ, la tribu du Prophète. Pour les orientalistes, la question est loin d'être tranchée : parler de Qurays, langue des grandes tribus nomades, koinè des poètes, voire des devins et des oracles ?
Quoi qu'il en soit, un fait est sûr: nul mieux que le Prophète ne peut expliciter le sens de la révélation qu'il transmet. Ce sont donc ses dires enregistrés par la tradition - dans la mesure, bien sûr, où on peut les considérer comme authentiques - qui sont la première source à retenir pour y trouver des renseignements sur le sens du Coran ou même sur la langue qui s'y trouve employée. Et après le Prophète, la meilleure référence ne peut être que les propos de ceux qui furent les plus proches de lui. D'abord les « gens de sa demeure », qui grandirent dans sa maison et furent éduqués par lui, ainsi que les enfants et petits-enfants auxquels ils transmirent précieusement le savoir de leur aïeul. Puis les proches compagnons qui recueillirent pieusement l'enseignement du Prophète pour le transmettre fidèlement aux générations suivantes.
Pour ce qui est du principe, il ne fait pas le moindre doute que ces propos sont bien - après le Coran lui-même, bien entendu - ce à quoi il convient de s'adresser en premier lieu pour comprendre la Révélation. La seule objection est la suspicion que l'on peut faire peser sur l'authenticité de ces propos, ce que font généralement les partisans de chaque école pour les sources des autres écoles, et les savants orientalistes pour les sources de tous. Mais il se trouve que cette objection porte à faux pour le propos qui est le nôtre.
Ce que l'on a en vue, en effet, n'est pas d'établir l'authenticité de tel ou tel hadith, mais seulement de retrouver le sens des termes, expressions et tournures employés dans la Révélation. Or, c'est un fait admis de tous que ces dires et propos datent bien des premiers temps de l'Islam, bien avant leur récolte et leur mise en recueil par les grands collecteurs de hadiths. De plus, ils sont tous recevables au niveau de leur langue, faute de quoi ils auraient immédiatement été dénoncés et rejetés pour user d'un arabe différent de celui qu'employait le Prophète.
Ce n'est donc encore une fois qu'au niveau des commentaires et interprétations contenus dans certains de ces hadiths que l'objection pourrait être retenue et qu'il faudrait, si on voulait les utiliser, procédé à leur examen rigoureux. Par contre, recourir à ces dires et propos pour déterminer le sens obvie du texte révélé, non seulement ne pose aucun problème, mais s'impose même comme une démarche préliminaire à la consultation de toute autre source. Il serait en effet paradoxal que l'on aille d'abord s'adresser à des ouvrages de grammaire, de lexicographie ou de toute autre branche des « sciences de la langue arabe » ( 'ulùmu l- 'arabiyya), alors que ces sciences ont elles-mêmes été élaborées, pour l'essentiel, à partir de la langue du Coran et des hadiths41.
Ainsi, la première source à laquelle on s'est adressé pour déterminer le sens de chaque verset fut toujours le Coran lui-même, dans lequel on s'efforçait de trouver le maximum de rapprochements et de recoupements éclairants. Il importe de signaler à ce propos qu'il existe plusieurs variantes du texte coranique reconnues comme valables, variantes qui ne diffèrent d'ailleurs que sur des points mineurs. La variante retenue pour la traduction est celle dite « de Hafs », qui est actuellement, pour des raisons historiques qu'il serait trop long de développer ici, la plus répandue dans le monde musulman, aussi bien chez les sunnites que chez les shiites42. On a cependant fait état, dans les études et concordances, des variantes qui entraînaient une nuance de sens, en accordant une attention particulière à celle dite « de Warhs », tout simplement parce qu'elle est celle des éditions dites « maghrébines » du Coran et donc la plus répandue dans les pays francophones d'Afrique du Nord et du Sahel. Ce n'est par contre que très exceptionnellement, et après justification, que l'une de ces variantes canoniques a pu être retenue pour la traduction à la place de celle de Hafs.
La seconde source de l'établissement du sens fut ensuite l'immense littérature, aussi bien sunnite que shiite43, qui rassemble les dires et propos du Prophète, des gens de sa demeure et de ses proches compagnons. En tête de cette littérature venaient bien entendu les ouvrages consacrés aux propos portant sur le Coran, essentiellement représentés par deux compilations tardives, mais encyclopédiques : ad-Durru l-mantùrfî t-tafsïri bi-l-ma 'tùr, de Suyûtï (m. en 911/1505), du côté sunnite ; et al-Burhânfi tafsïri l-Qur'ân, de Bahrâni (m. en 1107/1696), du côté shiite. Il faut d'ailleurs dire à ce propos que les développements de l'informatique et la multiplication des logiciels en ces domaines ont permis une utilisation de ces sources qui était encore impossible il y a quelques années seulement.
C'est alors, après s'être plongé dans ces deux sources mères, qu'il convenait de se tourner vers les outils linguistiques et les commentaires coraniques.
Ces outils linguistiques sont pour l'essentiel des ouvrages de grammaire et de lexicographie, mais il n'est pas toujours facile de dresser des frontières strictes entre ces ouvrages et les commentaires coraniques proprement dits : combien de points de grammaire et de lexicographie ont été puisés dans les commentaires et combien de commentaires dans les œuvres des grammairiens et des lexicographes.
Pour la grammaire, une place de choix doit être réservée à l'incontournable Mugni l-lablb d'Ibn Hisâm (m. en 761/1360), aujourd'hui doublé de manière bien pratique d'un I'râbu l-Qur 'an min Mugnl l-lablb qui réunit tous les passages de ce livre portant sur des versets coraniques. Cependant, on n'en a pas pour autant négligé les grammaires modernes (Gâmi'u d-durûsi l-'arabiyya), les grammaires orientalistes (de Sacy, Caspari, Blachère), ni les dictionnaires grammaticaux (Mu'gamu n- nahw,...), parfois spécialisés sur les emplois coraniques {Mu 'gam hurûfi l- ma 'ànïfi l-Qur 'uni l-karlm).
Mais c'est avant tout les analyses syntaxiques des versets coraniques que l'on consultait de très près, souvent dans les commentaires qui abordent ces questions de manière claire et intéressante - en particulier le KasSâf, de ZamahSarï (m. en 538/1144), et le Magma'u l-bayân, de Tabarsi (m. en 548/1153) - et plus encore dans deux importants ouvrages d'auteurs syriens contemporains qui y sont consacrés : I'râbu l-Qur'âni l-karlm, de Muhyi d- din Darwîs, et Tafsiru l-Qur'âni l-karlm wa i'râbuh wa bayânuh, de Muhammad 'AH TâHâ Durra. Le passage par une analyse syntaxique rigoureuse est en effet une condition sine qua non de tout travail sérieux sur le Coran et les ouvrages qui viennent d'être cités se sont avérés être des références indispensables en ce domaine.
Pour la lexicographie, les dictionnaires arabes classiques, depuis le Kitâbu l- 'ayn de Halïl (m. en 160/777 ou 190/807) jusqu'au Tâgu l- 'arûs de Zabidî (m. en 1205/1791), ont pratiquement tous été mis à contribution. Certains, offrant des avantages particuliers, ont été plus souvent consultés : le Kitâbu l- 'ayn de Halïl, et le Sihâh de Ôawhari (m. 393/1006 ou 398/1011), pour trouver des attestations anciennes ; le Maqâylsu l-luga d'Ibn Fâris (m. en 395/1008) pour l'extraordinaire habileté de son auteur à donner - pas toujours sans forcer, il est vrai - les sens premiers des racines arabes et à montrer les liens entre leurs dérivés; enfin, l'Arche de Noé de la langue arabe, le précieux Lisânu l-'arab d'Ibn Manzûr (m. en 711/1310).
A côtés de ces dictionnaires généraux, on a aussi fait appel à des ouvrages plus spécialisés : dictionnaires analysant les distinctions entre les termes synonymes (en particulier al-Furûqu l-lugawiyya, d'Abû Hilâl al- 'Askari, m. après 395/1005) ; dictionnaires consacrés à la langue du Coran et des hadiths (les Mufradât de Râgib Isfahâni, m. en 503/1108 ; \&Nihâya d'Ibn al-Atir, m. en 607/1210; le Magma' al-bahrayn de Turayhî, m. en 1087/1677) ; et puis le Supplément aux dictionnaires arabes de l'orientaliste R.Dozy.
A cela, il faut encore ajouter les études lexicographiques contenues dans les commentaires du Coran (là encore, surtout le Kassâf, en raison de l'excellence incontestée de son auteur en ce domaine, et le Magma'u l-bayàn, en raison de son exceptionnelle clarté et de son éclectisme).
Enfin, un savant iranien contemporain nous a maintenant dotés d'un précieux outil de travail en ce domaine : les quatorze volumes de son at- Tahqïqfi kalimâti l-Qur 'âni l-karïm.
Quant aux recherches de linguistique comparée, on s'est surtout référé à ce propos, outre les remarques faites par R. Paret, à l'ouvrage de A. Jeffry : The Foreign Vocabulary-of the Qur'ân.
Pour ce qui est des commentaires coraniques, l'idéal serait de consulter tout ce qui a été écrit en ce domaine dans les diverses composantes de la communauté musulmane, mais la tâche est par trop immense. De plus, on se rend vite compte que bien des commentateurs ne font que reprendre certains de leurs prédécesseurs, se contentant d'y ajouter quelques développements de leur cru. Ces développements relèvent d'ailleurs généralement de l'exégèse et de l'interprétation {tafsïr, ta 'wîl) et non pas de l'explicitation du sens obvie du texte (tabyïnf*, car à ce niveau tout a généralement été dit depuis longtemps. Il était donc possible, dans la perspective d'une traduction, de faire l'économie de bien des commentaires et de se concentrer dans un premier temps sur quelques ouvrages - soit en raison de leur originalité, soit au contraire pour la synthèse éclectique qu'ils proposent -, puis à étendre ensuite la recherche pour les cas difficiles et subtils ~.
On a donc, de prime abord, négligé les tafsïr-s qui multiplient les développements dans des domaines tels que la théologie, la philosophie ou la gnose - tels ceux de Ràzï (m. en 606/1209), de Mullâ Sadrâ (m. en 1050/1640) ou d'Isma'ïl Haqqï (m. en 1137/1725) -, n'y faisant appel qu'en cas de besoin et en ne considérant que les remarques ayant trait au sens même des versets. On a par contre intensément mis à contribution deux catégories de commentaires: d'une part, pour les raisons que l'on a dites plus haut, les commentaires, tant sunnites que shiites, fondés sur les hadiths (tafsïr riwâ Y) ; d'autre part, les commentaires dits « littéraires » {adabï) - entendons ceux qui s'attachent à expliquer le texte par lui-même en mettant en œuvre les ressources des sciences de la langue arabe. Le maître incontesté de ce genre reste Zamahgarï (m. en 538/1144) : son Kassâf, qui n'a en réalité quasiment rien de mu'tazilite46, fut l'un des ouvrages que l'on consultait en permanence - plutôt que de se référer à ses remake sunnite (le Anwàru t- tanzïl de Baydawi, m. en 685/1286) ou shiite (le Gawâmïu l-gâmi' de Tabarsî, m. en 548/1153).
Du côté sunnite, on n'a pas accordé grande attention à Tabari (m. en 310/923): si son œuvre est effectivement fondatrice, ses successeurs améliorèrent si bien son travail que l'on a tout à gagner à s'adresser à eux plutôt qu'à leur prédécesseur.
Ainsi, dans le domaine du hadith, pour avoir à disposition un large ensemble de traditions non triées, ad-Durru l-mantûr de Suyùtï (m. en 911/1 505) est incomparablement plus riche que le Garni 'u l-bayân de Tabari. Si, par contre, il est question de trouver des hadiths passés au crible de la critique traditionnelle, Ibn Katir (m. en 774/1373), valeur sûre du sunnisme le plus strict, est un sommet et, qui plus est, son commentaire ne manque pas de remarques fort pertinentes sur la langue.
Dans ce dernier domaine, c'est l'andalou Abu Hayyân (m. en 745/1344) qui constitue un sommet inégalé, tant parmi les commentaires sunnites que shiites. Il s'avère cependant trop prolixe pour une première investigation. De ce fait, le gardant comme un recours peur les questions délicates, on a préféré s'adresser de prime abord à un autre andalou, Qurtubi (m. en 671/1273), qui offre plus de clarté et de concision, tout en présentant une synthèse équilibrée de commentaires traditionnels et littéraires.
Enfin, on a beaucoup fait appel aux lumières prodiguées par Ibn 'Arabi (m. en 638/1240) dans son Igâzu l-bayân fi t-targumati 'ani l-Qur 'an, que l'on se permettra de considérer comme un excellent commentaire littéraire - et même « littéral » - et non comme une « interprétation mystique ».
Du côté shiite, on a fait l'économie du Tibyân'', dont l'essentiel est repris, sans les développements théologiques, dans le Magma 'u l-bayân de Tabarsî (m. en 548/1153). Ce dernier ouvrage est particulièrement précieux, dl'abord en raison de son éclectisme : Tabarsi y a réuni tous les commentaires connus de lui48, reprenant les positions des autorités sunnites, déjà rapportées par Tabari (m. en 310/923)49, mais aussi celles des savants mu'tazilites et shiites dont ce dernier ne soufflait mot. Le Magma 'u l-bayân est de plus d'un emploi particulièrement aisé en raison de la clarté de sa disposition qui, le cas échéant, regroupe pour chaque verset ou groupe de versets :
1. les variantes de lectures (sous le titre al-qirâ 'a) ;
2. les arguments des tenants de chacune de ces variantes (al-hugga) ;
3. l'étude du lexique (al-luga) ;
4. l'analyse syntaxique (al-i'râb) ;
5. les circonstances de la révélation (an-nuzùl)
6. l'explication du sens (al-ma 'na)
Cette disposition permet ainsi au chercheur d'aller directement à la partie qui l'intéresse ou de la retrouver facilement par la suite. Cet ouvrage fut donc, aux côtés du Kassâf, un des commentaires les plus mis à contribution.
A l'autre bout de la chaîne, le commentaire contemporain al-Mizân, de Tabâtabâ'î (m. en 1402/1981), offre l'immense avantage d'intégrer - et de discuter - l'apport de quasiment tous les grands tafsïr-s écrits à ce jour, tant sunnites que shiites5'.
Quant aux commentaires regroupant les hadiths du Prophète et les propos des Imams de sa famille, on a déjà dit avoir surtout utilisé al-Burhânfi tafsïri l-Qurân, de Bahrânl (m. en 1107/1696), la seule compilation qui ait fait l'objet d'une édition critique.
Les critères de la traduction
Le sens une fois déterminé, il s'agit de le traduire. Là encore, comme pour l'établissement du sens, pas question de s'inspirer des traductions existantes. La première règle à suivre pour proposer une traduction nouvelle - et non un remaniement des précédentes -• est en effet de ne pas même consulter ces traductions avant d'avoir achevé le travail.
Toute l'attention va donc se porter maintenant sur la forme : dans quelle mesure doit-elle, si c'est possible, reproduire la forme littérale de l'original et quelles caractéristiques doit-elle présenter au niveaux littéraires et esthétiques ?
En fait, il faut bien admettre que la forme n'est rien d'autre que le sens, ou plutôt l'un et l'autre ne sont que deux degrés d'une même réalité, comme le corps et l'esprit : la forme est le corps du sens, le sens l'esprit de la lettre. « Nous avons jeûné pour Toi » ne dit en rien la même chose que : « Pour Toi, nous avons jeûné ». Il faut donc, autant que faire se peut, rester fidèle a l'énoncé jusque dans sa forme même, surtout lorsque cet énoncé est si chargé de sens et qu'il est Parole divine. Cet attachement à la lettre est par ailleurs un des moyens les plus efficaces pour se situer hors de toute divergence, voire pour justifier une lecture plutôt qu'une autre -celle qui est la plus proche du texte, sans ajout ni sous-entendu, étant à préférer.
Le premier principe sera alors de ne rien omettre dans la traduction, à moins d'une bonne raison, et de ne rien ajouter non plus, à moins d'une aussi bonne raison et, on a déjà eu l'occasion de le dire, en signalant bien tout ajout par des crochets53, de sorte que le lecteur puisse distinguer ce qui relève du texte même et ce qui est intervention du traducteur. Jusque là les choses sont simples, mais il ne semble pourtant pas qu'une seule traduction se soit vraiment astreinte à respecter ces points.
Le second principe sera de toujours traduire un même terme arabe employé dans un même sens par un même terme français, et de ne pas varier sans cesse la traduction comme on le constate trop souvent sans que rien ne le justifie. Il faudrait aussi, mais la chose est plus difficile, essayer de traduire des dérivés d'une même racine arabe par des mots français d'une même famille étymologique. Enfin, corollairement, il faudrait autant que possible traduire les synonymes arabes par des termes qui sont dans le même rapport en français, et non par un même terme.
Ce principe vaut aussi, dans une moindre mesure, pour les structures - traduire une structure identique employée dans un même sens par une structure française identique - et surtout, il doit s'appliquer de manière stricte aux tournures et expressions: il n'y a aucune raison pour que des tournures et expressions qui se répètent d'un bout à l'autre du Coran sans la moindre variation soient traduites différemment.
La concordance des versets ainsi que les deux lexiques sont alors d'une précieuse aide pour mettre en œuvre ce second principe.
Le troisième principe est de s'en tenir autant que possible à l'ordre des termes de l'original et à ne le changer que pour une bonne raison - par exemple, parce que cet ordre est incorrect dans la langue cible, ou encore parce que l'ordre de la langue source est signifiant et qu'il faut user d'une autre construction dans la langue cible pour reproduire cette signification55, etc. Ce principe est beaucoup plus difficile à gérer, car il demande que l'on soit attentif à toutes les variations de sens liées aux variations des structures.
A ce niveau, deux démarches sont d'une aide précieuse. La première est l'analyse syntaxique traditionnelle (i'râb), qui excelle à débusquer ces variations de sens. Ainsi, gâ 'akum rasûF" min Allah (phrase A) ne sera pas du tout analysé de la même manière que gâ 'akum min Allâhi rasûl (phrase B) : min Allah se rapporte dans le premier cas au nom rasûf", qu'il qualifie, et dans le second au verbe gâ 'akum, dont il est un complément. La phrase A devrait donc être traduite par : « Un messager [de la part] de Dieu est venu à vous » (« [de la part] de Dieu » qualifiant « un messager »), tandis que la phrase B devrait être traduite par « un messager vous est venu [de la part] de Dieu » (« [de la part] de Dieu » étant complément du verbe). Sans passer par Y i'râb, il y a de fortes chances pour que l'on ne s'aperçoive pas de cette distinction et que l'on traduise l'une et l'autre phrase de la même manière.
La seconde aide est la traduction mot à mot qui accompagne la présente traduction. Après avoir rempli les cases de cette traduction mot à mot (par exemple, pour la phrase A, « est venu à vous / un messager / [de la part] de / Dieu»), il n'y a rien à changer à l'ordre obtenu tant que cela ne s'impose pas, conformément au principe énoncé ci-dessus. Dans l'exemple choisi, il n'y aurait donc qu'à changer la place du verbe et de son complément pour respecter l'ordre SVO (sujet - verbe - complément d'objet) usuel en français et obtenir la phrase : « un messager [de la part] de Dieu est venu à vous ».
Mais le souci de la forme doit aussi être celui de la beauté de Ta langue, surtout dans la traduction d'un texte qui est un véritable « miracle littéraire ».
Cela implique d'abord que la traduction se tienne à un certain niveau dé langue : il n'est pas question de traduire le Coran dans la langue de la presse ou de la rue. Il s'agit là de la plus haute littérature qui soit, il faut au moins lui offrir un bon français littéraire, à tout le moins conforme au Bon usage grammatical et mettant en œuvre les richesses lexicales d'une langue qui a produit des dictionnaires tels que le Grand Robert ou le Littré. Peu importe d'ailleurs si des mots ou des tournures paraissent désuets ou semblent trop difficiles : la langue de l'original elle-même est ainsi.
Une bonne langue, toutefois, ne suffit pas, il faut encore qu'elle soit belle : agréable à lire, certes, mais aussi à entendre, car le Coran, il ne faut pas l'oublier, est « la Récitation ». On a donc fait très attention aux rythmes, aux sonorités et au balancement des phrases et toutes sont passées à l'épreuve de la récitation à voie haute. Cette traduction n'est ainsi pas seulement destinée à être lue : on a aussi fait effort pour qu'elle puisse être récitée.
Le texte étant traduit, la dernière étape était enfin de confronter le résultat aux autres traductions et, le cas échéant, d'en tirer profit pour améliorer tout ce qui pouvait l'être. Une première version était alors publiée dans la revue Tarjumân-e Wahy, éditée par le Centre pour la traduction du Saint Coran56, afin de pouvoir encore bénéficier des remarques et propositions des lecteurs avant l'étape delà publication.
C'est ici l'occasion de remercier les responsables de ce Centre, en particulier son directeur, M. Naqdï, pour tous les efforts déployés au service de la traduction du Coran en différentes langues et les moyens mis à la disposition des chercheurs et traducteurs. Ce Centre fut fondé en 1994 sous les auspices de la Fondation des Biens de mainmorte et des Œuvres de Charité et du Ministère de la Culture et de l'Orientation islamique. Depuis, il a pu constituer un précieux fond de traductions du Coran en une centaine de langues qui comprend déjà plusieurs milliers de volumes" et ne cesse de s'enrichir de jour en jour. A côté de ce fond, une bibliothèque spécialisée rassemble les outils de travail utiles aux objectifs du Centre, en particulier plus d'un millier d'articles en diverses langues européennes et orientales portant sur des questions théoriques et pratiques relatives à la traduction du Coran. Une première traduction a déjà été publiée en turc azéri et plusieurs autres sont en cours en anglais, en persan, en russe, en turc, etc. En raison des spécificités qui ont été évoquées dans cette introductions, l'entreprise de traduction du Coran en français dont les premiers résultats sont proposés ici est actuellement le plus important projet du Centre.
La publication de ces premiers résultats ne s'entend d'ailleurs pas comme un aboutissement : comment cela se pourrait-il dès lors qu'il est question de Paroles divines ? Ce n'est là qu'une étape de plus d'un long cheminement et l'on attend avec impatience de pouvoir examiner toutes les propositions qui pourraient permettre de corriger, de retoucher et de parfaire cette traduction afin d'avancer plus encore dans la réalisation de l'objectif visé : transmettre le Message.
« Et certes Nous avons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ? »