Grâce au Nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux et Très -Miséricordieux ; Qu’est-ce que le Coran ? Pour les musulmans, c’est la Parole même de Dieu. Pour les non-musulmans, ce Livre mérite à tout le moins d’être inscrit au nombre des plus sublimes chef-d’œuvres de la littérature et de la sagesse universelles. Matériellement parlant, le Coran se présente sous la forme d’un volume de taille moyenne, d ’environ 600 pages lorsqu’il est imprimé avec une assez grosse écriture. Il est divisé en 114 ensembles, appelés « sourates », qui regroupent des « versets » numé rotés, des versets dont le nom arabe, âya, signifie « signe », parce que ces versets sont autant de signes de Dieu, autant de symboles qui révèlent le Divin. Le nombre de versets de chaque sourate est très variable, allant de trois versets pour les plus petites jusqu’à 286 versets pour la sourate la plus longue. Il est important de comprendre que ces sourates ne sont pas des chapitres d’une histoire suivie, comme on peut le trouver dans la Bible par exemple. Chaque sourate forme un tout indépendant, et il est même possible de trouver encore des thèmes complets et indé pendants formant des sous-ensembles à l’intérieur d’une seule sourate. C’est pour cette raison que le lecteur, en particulier le lecteur occidental habitué à la lecture de la Bible ou de romans, est généralement dérouté par la lecture du Coran et par le fait que les thèmes ne se suivent pas selon une progression linéaire, mais semblent au contraire é clater comme une « pluie d’étoiles ». C’est que le fil conducteur de la Révélation n’était autre, en réalité, que l’histoire même de la communauté musulmane naissante. Le commencement de l’histoire fut le début de cette prédication qui appelait les habitants de La Mecque à s’éveiller et à revenir à Dieu. L’aboutissement de cette histoire fut ce moment où, sachant venir sa fin, le Prophète ferma ce livre pour le confier à ses gardiens : les Gens de sa Demeure, ceux qu’il avait lui-même formés pour assumer après lui le fardeau sublime, mais ô combien pesant, de ce dépôt confié par Dieu. Entre ces deux points, ce sont les évènements que vivait la communauté qui étaient autant d’occasions pour Dieu de s’adresser à Ses fidèles pour les former, les éduquer, les enseigner, les rappeler à l’ordre ou les encourager : tantôt, telle parabole, riche d’enseignement, devait être reprise sous un autre angle, pour en développer une autre dimension ; tel récit de la vie d’un Prophète du passé devait être répété en ajoutant d’autres détails qui l’éclairaient d’un nouveau jour ; tantôt c’est une loi qu’il fallait révéler pour répondre à un problème qui venait de se poser ; des conseils qu’il fallait prodiguer pour que les individus puissent mieux vivre ensemble dans leur nouvelle société ; d’autres fois, il s’agissait de proposer à la méditation de tous des principes spirituels, des considérations morales, des sujets de réflexions sur le monde ou sur l’homme ; parfois il fallait faire peur, afin de réveiller, d’autres fois il fallait réjouir, afin de motiver… Bref, il fallait appeler, rappeler, dire et redire, pour éduquer et former les gens à devenir de véritables « êtres humains », dans toutes les dimensions spirituelles et matérielles qui constituent l’humanité. Dieu, Créateur de l’humanité, en est aussi l’Educateur, et le Coran, comme toutes les Révé lations qui l’ont précédées, est un livre de formation et d’éducation de cette humanité. Il ne faut donc pas s’étonner d’y trouver des répétitions : on n’apprend qu’en répétant. Il ne faut pas s’étonner d’y trouver des passages qui touchent aux domaines les plus divers : dans chacune de ces matières, l’homme a besoin d’être enseigné. Enfin, il ne faut pas s’étonner de le trouver comme « éclaté » : le Coran n’est pas un « cours d’humanité en dix leçons », mais une « pluie d’étoiles » tombant du ciel comme autant d’é clats de lumière à recevoir, à méditer, à comprendre et à mettre en œuvre.
La mission du Prophète Mohammad, Dieu le bénisse lui et les siens, a commencé en l’an 610 à La Mecque, sa ville d’origine. Les premières sourates révélées étaient généralement courtes et résonnaient d’un rythme vigoureux et d’une forte musicalité de par leurs rimes et assonances. Les thèmes de ces sourates tournaient principalement autour d’un rappel insistant du pur monothéisme : l’affirmation du Dieu unique, de qui toutes choses proviennent et vers qui tout retourne ; le rejet des idoles et de tout ce qui pourrait être associé à Dieu comme objet d’adoration ; les miracles de la création, signes de la Grandeur divine et preuves que Dieu est bien capable de ressusciter ce qu’Il a déjà suscité ; Et surtout, avec insistance, le retour final des êtres devant Dieu pour un Jugement dernier ; un Jour grandiose et terrible en lequel nul ne pourra tricher, nul ne pourra plus recourir aux artifices du pouvoir ou de l’argent ; un Jour de Vérité où chacun verra ouvertement dévoilé ce qu’il fut en réalité lors de sa vie sur terre ; un Jour où chacun trouvera ses propres membres, sa propre langue et même son cœur té moigner contre lui de tout ce qu’il leur a fait faire ; un Jour où il n’y aura pas même besoin d’un juge pour la sentence, puisqu’il suffira à chacun de lire lui-même le livre de sa vie, le livre de son être. La révélation intervenait à des intervalles divers, d’abord assez éloignés, puis de plus en plus rapprochés. Pendant treize ans, le Prophète appela ainsi à Dieu les gens de La Mecque et tous ceux qui venaient dans cette ville, laquelle était à l’époque la capitale religieuse et économique de l ’Arabie. Pendant treize ans, il supporta et endura, avec les premiers musulmans, l’opposition, les vexations, puis les persécutions des puissants commerçants et des chefs de tribus. Mais, finalement, la petite communauté de fidèles n’eut d’autre choix que de quitter sa ville d’origine pour aller chercher refuge dans celle de Médine, à quelque trois cents kilomètres de là. C’est à Médine que les premiers musulmans, invités et protégés par les tribus converties de cette ville, commencèrent à s’organiser en véritable communauté et même, peut-on dire, en une cité Etat. De nombreuses questions se posaient alors concernant la réglementation de la vie quotidienne : les mariages, les divorces, les décès, les héritages ; la justice et les peines légales ; le gouvernement et la protection des droits des citoyens ; les relations avec les non-musulmans qui vivaient à Médine et avec ceux qui, depuis La Mecque, déclenchèrent vite les hostilités contre la toute jeune communauté indépendante. Les révélations venaient alors apporter la réponse de Dieu aux questions du moment : donner des règles, apaiser des discordes, dévoiler les ruses des fourbes, encourager les musulmans lorsqu’ils se sentaient écrasés par le nombre des ennemis… Le style des révélations changea, s’adaptant aux contenus : les phrases se firent plus amples, moins rythmées et moins assonancées. Et la révélation accompagna ainsi la vie des musulmans pendant dix ans encore, Dieu s’ adressant par la bouche de Son prophète à ceux qui avaient la Foi. Puis cette voix s’éteignit, la communauté orpheline gardant en héritage deux trésors inestimables : le Coran, le Livre de Dieu, qui rassemblait l’ensemble des révélations qui s’étaient succédé es au cours de ces vingt-trois années bénies de la présence prophétique ; et puis le Coran parlant, les Gens de la Demeure prophétique, les proches parmi les proches, ceux qui avaient grandi dans le giron du Prophète, qui avaient reçu son enseignement aussi purement qu’un enfant tète le lait de sa mère et qui, par cet enseignement, gardaient le Coran vivant comme auparavant le Prophète.
Qu’arriva-t-il au Coran après le départ du Messager de Dieu, que les bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens ? Le grand savant andalou Ibn Djozayy al-Kalbî nous l’explique en quelques phrases brèves : « Du vivant du Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui donne la Paix, le Coran était é pars sur des feuillets et dans les poitrines des hommes. Lorsque le Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui donne la Paix, mourut, [son cousin] ‘Alî fils d’Abou Tâlib, que Dieu soit satisfait de lui, resta enfermé dans sa maison et rassembla [le Coran] selon l’ordre de sa rév élation. Si son corpus (mishaf) était retrouvé, on y trouverait force science, mais il n’a pas été retrouvé. […] » Par la suite, « des corpus écrits à partir de ce que rapportaient les Compagnons se ré pandirent sous tous les horizons et il y avait des divergences entre eux. » Le troisième Calife, ‘Othmân, décida donc d’imposer un corpus unique et confia à Zayd Ibn Thâbit la mission de le réunir. Lorsque le corpus fut achevé, le Calife en fit faire des copies qu’il fit envoyer aux diverses grandes villes, ordonnant de détruire tous les autres corpus. « L’ordre des sourates tel qu’on le connaît aujourd’hui, conclut alors al-Kalbî, est donc l’œ uvre de ‘Othmân, de Zayd Ibn Thâbit et de ceux qui rédigèrent avec lui le corpus. Certains ont dit qu’il était l’œuvre du Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui donne la Paix, mais c’est improbable et réfuté par les traditions rapportées à ce propos. » (Ibn Djozayy al- Kalbî, Tafsîr, al-moqaddimato l-oulâ, p.4) Les sourates du Coran ne sont donc pas classées selon l’ordre de leur révélation, ni même selon un ordre fixé par le Prophète, mais selon un ordre arbitraire allant approximativement des sourates les plus longues aux sourates les plus courtes. Ce reclassement des sourates ne fait ainsi qu’accentuer l’impression de décousu et d’ absence de fil conducteur que ressent le lecteur, car il ne peut même pas retrouver le lien que la Révélation entretenait avec l’histoire de la communauté musulmane naissante. Néanmoins, il faut bien faire attention au fait que, si les événements qui marquèrent la vie de la première communauté musulmane furent autant d’occasions pour la révélation des enseignements divins, ces enseignements ne sauraient être réduits à ces événements. Il en va tout à fait de même lorsqu’on apprend quelque chose à un enfant à l’occasion d’ une expérience qu’il vient de vivre : la leçon qu’il reçoit ne se limite évidemment pas à cette expérience. L’événement ne fut que l’occasion de l’ enseignement et non pas sa seule raison d’être. On ne peut donc en aucun cas enfermer le Coran dans les étroites limites des événements qui se déroulèrent au septième siècle à La Mecque et à Médine. Plus encore, même les passages qui ont un référent historique ne sont pas là pour [i:1a2d 73d306]dire l’histoire : l’histoire ne sert ici que de support pour enseigner, former et éduquer, aussi bien ceux qui ont vécu cette histoire que les générations futures, aussi longtemps que le monde sera monde. C’est pourquoi il faut lire ce texte, non pas comme un livre d’histoire dans lequel on chercherait la trace d’événements du passé, mais comme un livre d’humanité dans lequel l ’histoire elle-même n’a de valeur que dans la mesure où elle permet de former l’homme d’ aujourd’hui et de demain. Le Coran forme un tout et ce n’est qu’en le prenant ainsi, en le lisant et en le répétant, en l’ entendant et en le méditant, que chaque partie, peu à peu, résonne à l’unisson des autres, s’éclairant mutuellement, se soutenant, se complétant, se répondant l’une à l’autre pour finalement constituer cet édifice inébranlable et harmonieux destiné à conduire l’homme, en tant qu’individu et comme société, vers son accomplissement.
Le Coran, avons-nous vu, ne saurait être « enfermé » et restreint à l’é poque de sa révélation, car si la révélation s’est bien faite en suivant les événements que vivaient les premiers musulmans, ces événements ne sont que les occasions de la révé lation, et non pas des éléments qui y seraient intrinsèquement liés. Si en se promenant avec son enfant, on voit deux enfants se bagarrer ou un enfant être impoli, on peut profiter de cette occasion pour faire à son propre enfant quelques recommandations concernant le comportement ; si l’on assiste à la chute des feuilles, on peut profiter de cette occasion, suivant l’âge et l’ aptitude de l’enfant, pour lui parler des saisons, évoquer les lois de la pesanteur ou plus symboliquement l’état de la vieillesse… Or, tous ces enseignements, toutes ces recommandations, ont une portée qui dépasse de loin l’événement à l’occasion duquel on les aura fait. L’événement n’était qu’une occasion, pas un cadre étroit auquel il faudrait limiter les enseignements transmis. Or, voilà : de même qu’il ne faut pas limiter les enseignements du Coran dans le temps, il ne faut pas non plus les limiter dans l’espace. Les enseignements transmis à l’enfant de notre exemple ne le concernent pas exclusivement lui, sa famille ou sa race : ils valent généralement pour l’humanité tout entière, surtout lorsqu’il s’agit de lois scientifiques ou de règles de comportement humains, et non d ’us et coutumes propres à tel ou tel pays ou à tel groupe social. De même, ce serait une grande erreur de penser que le Coran ne concerne que les Arabes ou qu’il leur est destiné en propre, car même s’il s’est tout d’abord adressé à eux et dans leur langue, la portée de son message est en réalité universelle et concerne l’humanité enti ère. Le message transmis par Moïse s’adressait lui aussi tout d’abord aux Hébreux, et dans leur langue, mais il avait une portée universelle. Le message porté par Jésus s’adressait d’abord aux habitants de la Palestine, dans la langue qui était la leur à l’époque — à savoir l’araméen —, et pourtant qui oserait prétendre que le message du Christ serait dépourvu de portée universelle. Il en va de même du Coran, annoncé en arabe à des Arabes, mais transmettant un message tout à fait universel, un message destiné à raviver et à réactualiser les messages apportés à l’humanité par tous les Prophètes qui se sont succédés. Dans la sourate 54 (dite al-qamar), à quelques versets d’intervalle, Dieu répète à quatre reprises :
Et certes Nous avons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle : y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ?
Cette idée de « rappel » est fondamentale dans le Coran, où elle est représentée par environ 280 termes. Le Coran ne prétend pas révéler au monde des secrets cachés depuis l’aube des temps et encore moins enseigner à l’humanité des mystères insondables : il a pour objectif de rappeler l’homme à lui-même et à des vérités essentielles et éternelles qu’il ne cesse d’ oublier, tant et si bien qu’il en oublie aussi tout ce qui le fait homme. Comme le dit le verset 19 de la sourate 59 :
Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu, de sorte qu’Il les fit eux-mêmes s’oublier.
Le Coran est donc avant tout un «rappel»: il appelle à se ressouvenir de Dieu et à se ressaisir en reprenant conscience de la nature essentielle de l’être humain. Ensuite, à partir de cette première prise de conscience de soi-même en tant qu’homme et en tant que serviteur de Dieu, le Coran guide l’homme dans la voie du ressouvenir, vers une connaissance toujours plus approfondie de soi-même et de Dieu, car ces deux connaissances n’en font qu’une en réalité, comme l’énonce clairement le hadith du Prophè te qui dit: «Qui se connaît lui-même connaît certes son Seigneur.» Or, ce «rappel» ne s’adresse pas qu’aux arabes. Le destinataire du message est explicitement désigné à maintes reprises dans le Coran: il s’ agit de l’humanité dans son ensemble, les «gens», an-nâs , sans discrimination d’aucune sorte. Ainsi, au verset 157 de la sourate 7, Dieu donne à Son messager l’ordre suivant:
«Dis: “O vous, les gens, en vérité je suis le messager deDieu [envoyé] pour vous tous» [/color:07b 507297b]
Et vingt autres versets du Coran commencent par cette même interpellation: «O vous, les gens…» [/color:07 b507297b] Dieu n’est en effet pas le Seigneur d’un peuple ou d’une caste, Il est le «Seigneur des hommes» — Rabbu n-nâs, comme Il Se qualifie Lui-même dans la sourate 114 — et c’est aux hommes, à tous les hommes, qu’il adresse Son ultime Message. Or, l’homme peut-il se sentir concerné par un texte auquel il ne comprend rien? Ou devrait- on attendre de l’humanité que tous se fassent arabisants pour entendre le Message divin? Certes, la méditation approfondie du Coran ne peut passer que par la langue arabe, puisque c’est dans cette langue que Dieu S’est exprimé et que l’on ne saurait toucher à cette expression sans la dénaturer: toute traduction du Coran n’est plus Parole de Dieu, mais seulement parole humaine essayant de refléter quelque éclat de la Parole divine. Mais avant d’en arriver au stade de l’approfondissement, il faut bien d’abord avoir entendu l ’«appel» et y avoir répondu. Or cet «appel», qui doit interpeller [/i:07b 507297b] l’homme et susciter en lui l’éveil, ne peut être entendu par chacun que dans une langue qui est la sienne. Le devoir de «transmission» du Message est donc aussi, au moins dans une certaine mesure, devoir de «traduction», car on ne peut transmettre à quelqu’un que dans une langue qu’il comprend, faute de quoi on n’aurait rien transmis. Comme le dit Dieu au verset 4 de la sourate 14:
Nous n’avons envoyé de Messager que [parlant] la langue de son peuple, pour qu’il leur parle clairement…
Il est opportun de se demander si, avec la vingtaine de traductions du Coran qui existent en français, le Message divin a vraiment été transmis ou non. On verra qu’il n’en est rien. La France connut d’abord des traductions latines du Coran, traductions qui étaient avant tout destinées à servir la propagande de l’Eglise contre l’islam. La première de ces traductions latines date de l’époque des Croisades et de la conquête de l’Andalousie par les rois chrétiens du nord de l’Espagne. En fait, il ne s’agissait pas à proprement parler d’une traduction : « Le texte latin, écrit Régis Blachère, lui-même traducteur du Coran, ressemble peu au texte arabe qui, le plus souvent, est seulement résumé. Tel quel, cependant, la Chrétienté, cinq siècles durant , l’utilisera, soit directement, soit indirectement, dans ses controverses furieuses et vaines contre l’Islam. La Renaissance elle-même paraît s’en montrer satisfaite. » . Commence ensuite l’histoire des traductions du Coran en français. La première traduction complète fut, en 1647, l’œuvre du sieur André du Ryer, lequel connaissait aussi, à côté de l’arabe, le persan et surtout le turc. Bien qu’elle ne soit pas vraiment dégagée des préjugés qui régnaient encore à l’époque, elle constitue déjà un progrès remarquable par rapport aux traductions latines médiévales. En 1783, cent cinquante ans après la traduction de Du Ryer, Claude Savary proposa une nouvelle traduction française. Ce traducteur était fortement imprégné des idées de Voltaire qui, on le sait, avait souvent pris le parti de l’islam contre le christianisme, à tout le moins dans sa version ecclésiastique. De ce fait, la traduction de Savary ne souffre pas des dé fauts qui déparaient celle de son prédécesseur, mais elle ne s’en permet pas moins bien des libertés avec le texte. Le 19e siècle restera, pour ce qui est des traductions du Coran en français, le siècle de Kasimirski, aristocrate polonais de culture française, qui était un excellent iranisant et arabisant. Sa traduction, parue en 1840, éclipsera vite les précédentes, sera rééditée [i: 686537e7cf]plus de trente fois et continue toujours de l’être. La langue en est élégante, la lecture relativement aisée, mais ce ne sera pas lui faire injustice d’ajouter qu’elle sacrifie bien trop souvent le sens et la fidélité au texte au style et à l’expression litté raire. La première moitié du vingtième siècle voit successivement paraître trois traductions du Coran en langue française : celle d’Edouard Montet, qui fournit pour la première fois une introduction et des notes liminaires en tête de chaque chapitre ; celle de Laïmèche et Bendaoud, qui représente le premier effort sérieux de musulmans pour proposer une traduction française du Coran ; la troisième traduction, enfin, est le fruit de la collaboration d’un français, Pesle, et d’un musulman, Tidjani. Aucune des trois ne parviendra cependant à prendre la place de la traduction de Kasimirski. C’est qu’en fait, comme le remarque Régis Blachère, « depuis Savary, chaque traducteur [ …] donne l’impression de se borner à retoucher, améliorer, compléter dans le détail le travail de son prédécesseur français.»
L’histoire des traductions françaises du Coran connaît un tournant lorsqu’au milieu du 20e siècle le grand arabisant Régis Blachère essaya de produire une traduction originale uniquement basée sur la philologie. Malheureusement, il faut bien dire que cette œuvre de philologue pèche souvent par sa sécheresse et par des traductions bien trop littérales pour être littéraires. Outre cette aridité, la traduction de Blachère présente le défaut bien plus grave, pour ne pas dire rédhibitoire, de ne pas prendre en compte ce que les musulmans comprennent du Coran. Le but d’une traduction n’est pourtant autre, en principe, que de présenter au lecteur un livre tel qu’il est pour ceux qui le lisent et qui le vivent, pas tel qu’il aurait pu être ou tel qu’il devrait être. Comme le fait remarquer un critique des traductions du Coran, «le public francophone auquel s’adresse le traducteur […] cherche-t-il à se renseigner sur ce qu’est le Coran [i:4a 209adcc1]des Musulmans ou demande-t-il à [Untel] ou à tout autre traducteur ce que lui croit personnellement y trouver?» (A. CHEIKH-MOUSSA, «De l’hébraïsation moderne du Coran», Arabica [/i:4a 209adcc1], n°42i, 1995, p.107 et 109). Le Coran est un texte qui est vécu par un milliard de musulmans et dont la méditation a donné le jour à d’innombrables commentaires. Bien plus: c’est un Livre qui a été et qui continue d’être la source, l’axe et la finalité de toute la pensée, de toute la créativité et de toutes les sciences arabes et islamiques. Or, si l’on fait abstraction des cœurs et des esprits en lesquels le Coran vit, et pour qui il est Livre de Vie, il ne reste plus de lui qu’un texte mort et muet. Ainsi, la traduction de Blachère présente tout autant que les précédentes le problème essentiel de la plupart des traductions du Coran: celui d’être seulement l’expression de la vision du traducteur et non pas le reflet de ce que lisent les musulmans, d’être donc [i:4a 209adcc1]le Coran du traducteur plus que celui des musulmans . Bien des traductions, par la suite, seront des tentatives de conserver les points positifs de la démarche de Blachère en essayant d’en corriger les défauts. En 1959 paraît la traduction d’un musulman indien vivant alors en France, le Professeur Muhammad Hamidullah. Ce dernier voulait à juste titre rendre pleinement son droit à l’apport de la tradition musulmane, mais malheureusement, en raison de la médiocrité de sa connaissance du français, sa traduction sera encore plus littérale et illisible que celle de son prédécesseur. Denise Masson proposera ensuite une traduction en 1967, suivie par le poète Jean Grosjean en 1972 et finalement par René Khawam, en 1990. Malheureusement, si ces traductions sont souvent agréables à lire au niveau de la langue, elles ne font qu’être de plus en plus infidèles au texte original, dans un mouvement inverse de celui des premières traductions. Les musulmans, quant à eux, essaieront de présenter des traductions plus agréables que celles de Hamidullah. En 1967, parut la traduction du poète et écrivain marocain Ahmad Boudib, suivie en 1972 par la traduction de Si Hamza Boubakeur, traduction en deux gros volumes qui doit son importance au fait qu’elle est la seule à être intégralement accompagnée de nombreux commentaires. Trois autres traducteurs arabes proposèrent encore leurs versions: Noureddin Ben- Mahmoud, en 1976, très influencé par la traduction de Kasimirski; Sadok Mazigh, en 1980; et enfin, Salah ed-dine Kechrid, en 1981. De ces trois traductions, bien que celle de Mazigh soit sans doute la plus novatrice et la plus intéressante, c’est celle de Kechrid qui connût le meilleur accueil dans les milieux musulmans francophones où certains y virent une alternative à la traduction littérale de Hamidullah.
Les vingt dernières années virent la parution de quatre traductions françaises du Coran d’importance inégale. En 1983 commença la prestigieuse publication par Pierre Godé, musulman d’origine franç aise, d’une traduction accompagnée d’extraits des commentaires de Tabarî, travail qui devrait finalement compter une bonne dizaine de volumes. Malheureusement, le choix du commentaire de Tabarî n’est pas forcément le plus judicieux, car si ce commentaire est aur éolé du prestige de l’ancienneté, puisqu’il s’agit en effet d’un des plus anciens commentaires détaillé qui nous soit parvenu, il se contente généralement de réunir beaucoup d’informations sans faire le tri qui s’imposerait et qui sera fait par des auteurs postérieurs. En 1990, l’Arabie publia une traduction qui se présente explicitement comme un remaniement de celle de Hamidullah par une équipe de correcteurs: il est vrai que dans cette version, la traduction de ce professeur devient un peu plus lisible, mais il faut tout de même bien admettre qu’on est bien loin d’une véritable réussite, en particulier au niveau de l’expression française qui laisse encore beaucoup à désirer. L’année 1990 vit aussi paraître la traduction du grand arabisant français Jacques Berque, fruit d’une vingtaine d’années de travail. Cette traduction a le bonheur d’associer la rigueur du philologue à un style plus littéraire que celui de Blachère, tout en étant de plus ouverte aux apports de la tradition islamique. Néanmoins, tantôt la volonté d’être fidèle au texte et tantôt celle de faire «plus littéraire» amenèrent souvent Jacques Berque à opter pour des traductions bizarres, voire incongrues, ou à proposer plus de néologismes qu’il n’en serait vraiment besoin. La dernière en date des traductions — la plus inacceptable aussi — ne manque pas d’ originalités qui appellent bien des critiques. Il s’agit de celle proposée par André Chouraqui, ancien maire de Jérusalem, qui s’était déjà fait remarquer par ses traductions de l’Ancien et du Nouveau testament, et dont la traduction du Coran fit encore plus de bruit lorsqu’elle parut en 1990. Le principal reproche qu’on puisse lui faire — mais il y en a bien d’autres — est d’être totalement incompréhensible. D’abord, nombre de termes qui pouvaient fort bien être traduits se retrouvent ici purement et simplement transcrits, tel le mot Rabb, par exemple, que tous les autres traducteurs traduisent sans trahir par «seigneur» ou par «maître». Mais surtout, le traducteur propose pour bien des mots des traductions dont le sens est loin d’être clair: ainsi Rahmân et Rahîm[/i:5ad3 cb2a22], que tous les traducteurs rendent par des termes évoquant la clémence et la misé ricorde, mais que Chouraqui a choisi de traduire par «matriciant» et «matriciel». On peut alors se demander qui pourrait bien comprendre quelque chose à sa traduction des deux premiers versets du Coran: Au Nom d’Allâh le Matriciant, le Matriciel, d ésirance d’Allâh, rabb des univers… La raison de tout cela est un parti pris totalement injustifié de vouloir toujours ramener les termes arabes à des racines hébraïques. Chouraqui va en effet jusqu’à affirmer qu’«à certains égards, la langue même du Coran est plus proche de l’hébreu biblique que de l’ arabe contemporain» et il a donc d’abord fait une traduction du Coran en hébreu avant de la retraduire de l’hébreu en français , démarche qui n’a absolument pas le moindre fondement scientifique. Bref, force est d’en arriver, après ce tour d’horizon des traductions françaises du Coran, à la conclusion que le lecteur francophone devra encore attendre pour pouvoir accéder enfin de manière convenable au Livre des Musulmans.