Le Prophète de l'islam mourut. Une
vie entièrement consacrée à la mission divine venait de s'éteindre. Désormais
La voix du Ciel s'est tue, les effusions de la Révélation sont arrêtées.
Son corps était encore à même le sol. Ali, des membres du clan des Banou
Hachem, ainsi que quelques autres compagnons étaient affairés à préparer les
différents rites et services mortuaires précédant l'enterrement Ils n'étaient
pas nombreux ceux qui alors étaient restés près du corps du Prophète.
Les Ansârs, habitants de Médine qui
accueillirent onze ans plus tôt le Prophète, quittant la Mecque, s'étaient
réunis dans la Saqîfa des Bani Sâ'ïda, pour débattre de la succession du
Prophète, et décider comme bon leur semblerait "
Omar reçut la nouvelle; il se rendit à la maison du Prophète -que Dieu prie sur
lui ainsi que sur sa Famille-. Il envoya quérir Abou Bakr qui se trouvait chez
lui, alors que Ali était en train de préparer l'enterrement de l'Envoyé de
Dieu. Abou Bakr fit savoir qu'il était occupé. Omar lui envoya encore quelqu'un
avec ce message : "Un évènement vient de se produire; ta présence est
indispensable !" Abou Bakr vint enfin à sa rencontre :
"Ne sais-tu pas, lui dit-il, que les Ansârs sont réunis dans la Saqîfa
des Banou Sâ'ïda, et qu'ils s'apprêtent à désigner Sa'd ibn Ubâda à la tête des
musulmans ?" Et ils se hâtèrent en direction de la Saqîfa.
Sur le chemin, ils rencontrèrent Abou Ubayda ibn al-Jarrâh qui se joignit à eux."
L'écrivain égyptien sunnite, Ahmad
Amin, connu pour ses positions virulentes à l'égard du chiisme, dit :
"Les compagnons du Prophète divergèrent au sujet de sa succession. Cette
divergence se fit jour avant même son enterrement. Les grands compagnons
prirent part aux conspirations, chacun cherchant à lui succéder, alors que Ali
s'occupait de la cérémonie mortuaire.
Seul Ali et sa famille veillaient le corps du Prophète -que la paix soit sur lui et sur ses descendants-. Les autres compagnons ne marquèrent aucun respect à cet homme qui les avait sauvés des ténèbres de l'Ignorance et de l'égarement et les avait guidés sur la Voie de la Vérité. Ils n'attendirent même pas qu'il fût enterré pour se disputer son héritage.
Le ton s'éleva lors de cette réunion, chacun essayant de faire désigner au califat celui pour lequel inclinait son désir. Les Ansârs, originaires de Médine, tirèrent argument de l'antériorité de leur adhésion à l'islam, de l'honneur que leur fit le Prophète, et de leur combat dans la Voie de Dieu, et avancèrent leur candidat Sa'd ibn Ubâda, qu'ils amenèrent devant l'assemblée, alors qu'il était souffrant.
Quant aux Muhâdjirouns, ils tiraient prétexte de ce que le Prophète est comme eux, originaire de la Mecque, et de ce qu'ils avaient abandonné leur patrie, leurs proches et leurs biens, pour se porter au secours du Prophète et de la religion nouvelle : il est normal, leur semble-t-il, que le successeur du Prophète soit l'un d'entre eux.
Cet esprit de clan qui dominait les
attitudes respectives les portait à l'extrémisme.
Omar ibn al-Khattâb proposait la candidature d'Abou Bakr qu'il faisait appuyer
par un certain nombre de ses amis, n'hésitant pas à user de la menace.
Abou Bakr prit la parole disant :
"Dieu a envoyé Mohammad -que la paix de Dieu soit sur lui et sur ses
descendants-, comme envoyé à Sa création, et comme témoin contre Sa communauté,
afin que les hommes adorent Dieu en toute unicité. Alors qu'à part Dieu, ils
adoraient d'autres divinités multiples, prétendant qu'elles intercèderaient
pour eux auprès de Lui. Ces idoles n'étaient que pierre taillée, et bois
sculpté."
Il lut alors deux versets du Coran,
le premier fut le verset 18 de la Sourate Jonas (Younas):
"Et ils adorent, hormis Dieu, ce qui me leur nuit pas et ce qui me leur
est point utile, en disant: Voici mos intercesseurs auprès de Dieu.",
et le second, le verset 3 de la Sourate Les Groupes (Az-Zumar):
"Ceux qui ont pris des patrons ('awliyâ'), en dehors de Dieu, disent:
Nous me les adorons que pour qu 'il mous rapprochent tout près de Dieu."
Puis Abou Bakri continua ainsi :
Il était très difficile pour les Arabes de renoncer à la religion de leurs
ancêtres. Cependant, Dieu a accordé aux premiers Emigrés la faveur de croire
dans le Prophète et dans sa mission, de lui prêter secours et d'endurer avec
lui, malgré les vexations de leur peuple et les accusations de mensonge à leur
endroit.
Tous étaient contre eux, cherchant à'leur nuire. Ils furent les premiers à adorer Dieu sur la terre, à croire en Dieu et à Son Envoyé. Ils sont ses parents et sa Famille. Ils sont ceux qui ont le plus de droit sur cette affaire, après lui. Seul un injuste pourrait le leur contester. Quant à vous, les Ansârs, dont on ne peut nier le mérite dans la religion, ni les services énormes rendus à l'islam, Dieu vous a agréés comme les défenseurs de Sa religion et de Son Envoyé. Il se dirigea vers vous quand il émigra; il choisit chez vous la plupart de ses épouses, et fit de vous ses compagnons.
Pour nous, il n'y a personne -après les premiers Muhâdjirs (les émigrés)- qui soit de votre rang. Nous sommes les chefs et vous êtes les ministres ! On ne cessera jamais de vous consulter, et nous ne dirigerons pas sans vous !"
Puis al-Hubâb ibn al-Mundhir ibn
al-Janrouch se leva et dit :
"Ö Ansârs ! Ne comptez que sur vous-mêmes ! Car vos
opposants sont (comme) vos prisonniers vivant à votre ombre !
Personne -fut-ce le plus audacieux- n'osera s'opposer à vous. Les gens ne
pourront que prendre votre parti. Vous avez la puissance et la richesse; vous
avez le nombre et l'expérience; la rigueur et le salut Tout le monde attend de
voir ce que vous allez faire. Ne divergez pas sinon votre position se
distordra, et l'affaire prendra un cours qui vous sera contraire. Et si ces
hommes refusent mes propos, qu'ils prennent un chef et que nous en prenions un
autre !"
Omar dit :
"A Dieu ne plaise ! Deux rois ne peuvent occuper un seul trône !
Par Dieu, Les Arabes n'accepteront pas de vous agréer comme chef, alors que
leur Prophète n'est pas de vous. Mais les Arabes ne s'interdiront pas de
confier leurs affaires à des hommes chez qui est apparue la Prophétie, et
auxquels appartient leur dirigeant. Nous avons à ce sujet, et à l'encontre de
tout opposant parmi les Arabes, la preuve manifeste et la persuasion claire.
Qui nous disputera l'autorité de
Mohammad et le domaine où s'exerçait cette autorité, à nous qui sommes ses
proches et sa famille, sinon un faux contestataire, un malveillant ou un
criminel !" al-Hubâb ibn al-Mundhir se leva et dit :
"Ô Ansârs ! Défendez-vous, et n'écoutez pas ce que dit cet
homme, ni ses amis, sinon ils vous dépouilleront de tout ce qui vous revient
dans cette affaire. S'ils refusent d'acquiescer à votre demande, alors
exilez-les, et emparez-vous du pouvoir ! Car, par Dieu, vous avez plus de
droit qu’eux ! C'est par vos épées que ceux qui n'avaient pas de religion
en ont aujourd'hui une."
Omar dit :
"Alors, que Dieu te
tue !"
Et ils se bagarrèrent…
Abou 'Obeyda dit alors :
"Ô Ansârs ! Vous fûtes les premiers à défendre et à aider le
Prophète; ne soyez pas les premiers à changer et à bouleverser les
choses."74
Puis Bachir ibn Sa'd (un cousin de
Sa'd ibn Ubâda qui était contre lui) se leva pour approuver les paroles de
Omar :
"Ô Ansârs ! Par Dieu, bien que nous ayons eu quelque vertu à
combattre les polythéistes, et quelque antériorité dans cette religion, nous
n'eûmes d'autre intention en cela que la satisfaction de notre Seigneur,
l'obéissance à notre Prophète, et l'acquisition de bonnes oeuvres pour
nous-mêmes. Il n'est pas convenable d'en tirer de l'orgueil devant les gens.
Mohammad que les salutations divines soient sur lui et sur ses descendants est
de (la tribu de) Qoreïch, et sa tribu a plus de droit sur lui que nous. Je
souhaite que Dieu ne me verra jamais en train de contester ce droit. Craignez
Dieu, et ne vous opposez pas à eux et ne leur disputez pas ce droit !"
Abou Bakr dit alors :
"Voici Omar et Abou Obeyda ! Prêtez serment d'allégeance à celui
d'entre eux que vous voulez !"
Ces deux derniers dirent :
"Non, par Dieu, nous ne prendrons jamais cette charge alors que tu es
parmi nous. Tu es le meilleur des Mudâjirouns, le "deuxième des
deux, quand ils se trouvaient dans la grotte" (Coran), et celui que le
Prophète a désigné pour diriger la prière en son absence. Or, la prière est ce
qu'il y a de mieux dans la religion des musulmans. Qui donc devrait avoir la précellence
sur toi, et prendre cette charge contre toi ! Tends la main afin que nous
te prêtions allégeance !"
Comme ils allaient lui prêter serment, Bachir ibn Sa'd se hâta et les précéda.
Il fut le premier à prêter serment à Abou Bakr.
Al-Hubâb ibn al-Mundhir l'interpella alors en ces termes :
"Ô Bachir, que tu sois
abandonné des tiens ! Quel besoin avais-tu de faire ce que tu as
fait ? Voulais-tu par jalousie empêcher ton cousin d'accéder à la charge
de chef ?"
Il répondit :
"Non, par Dieu ! Non, par Dieu ! Mais je détestais de contester
aux gens un droit que Dieu leur a reconnu."
Quand les gens de (la tribu de) Aws
virent l'acte de Bachir ibn Sa'd, ils se demandèrent s'ils ne valait pas mieux
suivre son exemple, et abandonner Sa'd ibn Ubâda, candidat du clan des
Khazradji.
"Les Khazradji, dirent-ils, ne nous laisseront jamais une part de ce
pouvoir; levons-nous et prêtons serment à Abou Bakr !"
Le projet des Khazradji fut rompu. Il y eut mêlée pour saluer Abou Bakr, et
l'on faillit écraser Sa'd ibn Ubâda, gisant sur sa civière. Ses compagnons
intervinrent pour le protéger des coups.
Omar dit : "Tuez-le !
Que Dieu le tue !" Abdul rahman ibn, Awf se leva pour dire :
"Ô Ansârs ! Bien que vous ayez du mérite, il n'y a pas dans vos
rangs, des hommes pareils à Abou Bakr, Omar et Ali !" Al-Mudhir ibn
al-Arqam répondit :
"Nous ne récusons pas le mérite de ceux que tu viens de nommer ! Il y
a parmi eux un homme qui ne serait contesté par personne, s'il demandait ce
droit" (Il faisait allusion à Ali ibn Abi Taleb)
Un groupe d'Ansârs cria alors :
"Nous ne reconnaîtrons que Ali !»
Omar relatant plus tard ce'fait dira :
"Il y eut beaucoup de confusion; les voix s'élevèrent au point que je
craignis la division. J'ai alors dit : "Ô Abou Bakri, tends ta
main, que je te prête allégeance !»
Abou Bakr tendit la main; Bachir ibn
Sa'd précéda les autres et s'empressa de lui prêter serment, puis Omar, puis ce
fut le tour des Muhâdjirouns, et puis celui des Ansârs.
En ce moment Omar et Sa'd ibn Ubâda se querellèrent. Abou Bakr intervint pour
apaiser la querelle.
Sa'd ibn Ubâda dit à ses compagnons; "Faites-moi sortir de cette
place !" et ses compagnons l'emmenèrent chez lui !» Abou Bakri
fut ensuite accompagné jusqu'à la mosquée pour y recevoir l'allégeance
générale.
Ali qui était encore occupé au service mortuaire du Prophète, entendit l'appel
à la prière s'élever de la Mosquée du Prophète et demanda à son oncle al-Abbâs:
"Que se passe-t-il?"
Et son oncle lui dit :
"C'est horrible ce qu'ils sont. En train de faire ! Ne t'avais-je pas
dit de tendre ta main afin que je te fasse serment d’allégeance ?"
Ibn Ishâq rapporte d'après Anâs ibn Malek ce qui suit :
"Le lendemain de son investiture dans la Saqîfa (le jour même de la mort
du Prophète, Abou Bakri prit place sur la chaire), Omar se leva et ordonnât que
les hommes se lèvent et viennent prêter allégeance un A un à Abou Bakr. Après
cette seconde cérémonie, les gens se rendirent auprès de la dépouille du
Prophète. Cela se passait un mardi. On avait déposé le corps du Prophète sur son
lit. Puis, par groupes successifs, les gens vinrent prononcer des prières sur
lui." Abou Bakr et Omar n'ont pas assisté à l'enterrement du
Prophète."
Ali, Abou Dharr, al-Miqdâd, Selmâne,
Talha, Zubair, Hodheïfa ibn al-Yamâne, Ubayy ibn Ka'b et d'autres semblables,
n'avaient pas pris part à la réunion dans la Saqîfa. Parmi les Muhâdijirouns,
il n'y avait qu'Abou Bakr, Omar et Abou Obeyda, et quelques autres selon
certaines traditions :
N'était-il pas nécessaire qu'on appe1ât les grandes personnalités présentes à
Médine pour participer à la réunion, et entendre leurs avis sur cette question
fondamentale ?
Etait-il normal de considérer que
cette réunion qui excluait les compagnons les plus éminentes pouvait siéger
validement et décider du destin des musulmans ?
Il est évident que l'investiture d'Abou Bakr fut improvisée, hâtive, et par
conséquent forcée, puisqu'on ne donna pas le temps aux hommes -Présents
ouabscents- d'approfondir leurs réflexions, et de choisir en toute clarté.
C'est ce qui fera dire à Omar plus
tard :
"L'investiture d'Abou Bakr fut une erreur. Dieu nous a préservé de ses
mauvaises conséquences... Si plus tard quelqu'un vous invite à prendre une
telle décision et agir de la sorte, tuez-le."
Cela dit, la désignation du deuxième calife par le premier, nous montre que la thèse de la désignation du calife par élection, après la mort du Prophète, était sans fondement. Aucun texte prophétique n'en atteste la validité. S'il en était autrement, on n'aurait pas suggéré au premier calife de désigner lui-même nommément son successeur, afin d'épargner à la communauté les vagues de la sédition et de la corruption, après sa mort.
Abou Bakr lui-même avait dit :
"Si Abou Obeyda était encore vivant, il aurait été le plus qualifié pour
cette charge, car j'ai entendu le Prophète dire à son sujet : "Il est
le garant de cette Communauté !" et si Sâlem, le maître d'Abou Hodheï
fa était vivant, il aurait lui aussi été le plus qualifié pour cela, car j'ai
entendu le Prophète dire à son propos : "Il est un ami de Dieu !»84
Comment ont-ils pu dire alors que
l'Envoyé de Dieu n'a choisi personne comme son successeur avant sa mort ?
D'autre part, le choix du troisième calife, n'avait pas été fait conformément à
une règle coranique ou prophétique, et ne s'appuyait pas non plus sur la
"vox populi"; et s'il appartenait au calife de désigner de son
vivant, son successeur, pourquoi a-t-il délégué cette charge à un Conseil de
six personnes ?
Si le choix de l'imam était un droit
de la communauté, en vertu de quel argument religieux, le deuxième calife lui
a-t-il enlevé ce droit ?
Plus encore, devrait-il se permettre de remettre ce droit dans les mains des
six personnes qu'il avait choisis lui-même et qui ne pouvaient par conséquent
pas être les représentants du peuple ?
Le Coran n'ordonne-t-il pas au Prophète même de consulter ses Compagnons ?