Une question se pose. En dépit de la
proclamation par le Prophète de Ali, comme son successeur, à Ghadir Khomm et en
d'autres circonstances, que s'est-il passé pour qu'après sa disparition, les
Compagnons se détournent de cette affaire, et renoncent à l'obéissance due à
Ali, et choisissent quelqu'un d'autre à la tête des affaires de la communauté
musulmane ? Y avait-il dans les paroles du Prophète quelque
ambiguïté ?
Ou bien toutes ses déclarations confirmant le rang et la vertu de Ali ne
suffisaient-elles pas pour le désigner comme chef et guide ?
La réponse à toutes ces questions
peut nous être inspirée en nous rapportant à l'examen de la période historique
de la mission prophétique. Il se trouvait en effet parmi les Compagnons des
éléments qui n'hésitaient pas à exercer des pressions sur le Prophète, lorsque
ses ordres n'étaient pas conformes à leurs désirs, dans l'espoir de l'amener à
changer ses ordres; et quand ils désespéraient de parvenir à leurs fins, ils
agissaient ostensiblement à l'encontre de ses ordres. Le Coran les met en
garde :
"Que ceux qui s'opposent à Son ordre prennent garde que ne les atteigne
une tentation (fitna) ou que ne les atteigne un tourment cruel."
Lorsque le Prophète, à la fin de sa vie bénie, préparait une armée pour faire la guerre aux Byzantins, il lui désigna comme commandant en chef, le jeune Usâma ibn Zayd ibn Hâritha al-Chaybânî.
Le choix de ce jeune homme déplut à
beaucoup de compagnons, qui pensaient que le Prophète aurait pu choisir un
homme parmi les plus anciens dans l'islam et les plus âgés.
L'affaire prit des proportions telles que l'on vint à une dispute verbale en
présence du Prophète; et certains parmi les plus résolus dans leur opposition
demandèrent même que le jeune chef militaire soit écarté. Mais le Prophète ne
céda en rien.
Malgré les ordres réitérés du Prophète enjoignant à l'armée de se mettre en mouvement, et à Abou Bakr et Omar de rejoindre les rangs des combattants, ces deux hommes désobéirent au commandement clair du Prophète, et refusèrent de se rendre au combat, sous prétexte qu'ils ne pouvait pas supporter de se séparer du Prophète, alors souffrant
Deux jours avant son décès, le 10 du mois Rabi' al-awwal, le Prophète, profondément indigné des propos de certains compagnons, et bien que gravement souffrant, sortit de sa maison pour s'adresser aux gens. Il monta sur la chaire, et après avoir loué Dieu, il dit :
"Ô gens ! Que signifie ce propos qui m'est parvenu, de certains d'entre vous au sujet de ma désignation d'Usâma comme chef (amîr). Si vous critiquez ma désignation d'Usâma, vous aviez auparavant dénigré ma désignation de son père, bien avant lui. Dieu sait que son père était qualifié pour le commandement, et son fils possède aussi toutes les qualités requises pour cela."
L'Envoyé de Dieu s'efforçait de vider Médine de ses principaux chefs des Ansârs et des Muhâdjirouns; c'est dans ce but qu'il prépara l'armée d'Usâma, et lui ordonna de se mettre en mouvement au plus tôt en direction de la Syrie. Il ordonna avec insistance que ses principaux compagnons rejoignent l'étendard d'Usâma, et voulut garder Ali auprès de lui, dans les moments décisifs qui allaient marquer la fin de sa vie. Ces mesures prises par le Prophète ne furent malheureusement pas suivies d'effet, à cause de la désobéissance de certains compagnons.
Jamais, le Prophète n'avait mis Ali en qualité de subordonné à un autre chef que lui-même. Bien au contraire, Ali a toujours été le porte-étendard du Prophète, ou le commandant en chef de l'armée; alors que Abou Bakr et Omar étaient là placés sous les ordres d'Usâma, comme ils furent un jour sous les ordres de Amr ibn al-'As, dans l'expédition de Dhât al-Salâsil.
L'histoire nous rapporte aussi un
événement d'une grande signification, survenu lors de la maladie grave dont
souffrit le Prophète avant de quitter ce monde.
Le Prophète voulait, pour une ultime fois tenter de donner une preuve tangible
et un texte expliquant une question que le Coran regarde comme faisant partie
de la perfection de la religion, et préserver la communauté de toute déviation.
Mais ceux des compagnons qui s'étaient soustraits à l'ordre de rejoindre
l'armée d'Usâma, se trouvaient au chevet du Prophète, et empêchèrent que l'on
lui amenât une tablette et de l'encre.
Obeydollâh ibn, Abdullah ibn, Atabeh
rapporte qu'lbn Abbas a dit :
"La journée du jeudi ! Et quel jeudi !" évoquant le jour de
la mort du Prophète. Le plus grand malheur arriva aux musulmans, quand la
dispute entre certains compagnons -dont Omar Ibn al-Khattab qui voulait
suggérer que l'Envoyé de Dieu était en train de divaguer- empêcha le Saint
Prophète d'écrire son dernier testament (ce par quoi les croyants ne
s'égareraient point après lui).
Lors d'une discussion qu'il eut avec
Ibn Abbâs, le second calife lui dit :
"L'Envoyé de Dieu voulait mentionner Ali, mais je ne l'ai pas laissé
faire."
De nombreux traditionnistes et historiens sunnites ont rapporté cette parole du deuxième calife : "L'Envoyé de Dieu divague". D'autres ont essayé d'en atténuer la gravité, en la rapportant comme suit : "Le Prophète ne résiste plus à la douleur de la maladie; nous avons le Livre de Dieu; le Livre de Dieu nous suffit."
Comme si l'Envoyé de Dieu ignorait la
valeur du Livre de Dieu, et que ses compagnons pouvaient l'estimer mieux que
lui ! Peut-on dire du Prophète qu'il est plus en possession de ses
facultés, quand il veut confirmer, par un document écrit, la dignité de l'Imam
dans la communauté musulmane ?
Si nous devions expliquer la décision du Prophète comme un signe de
l'affaiblissement de sa faculté de jugement, par suite de la maladie, pourquoi
n'a-t-on pas accusé le premier calife Abou Bakr de déséquilibre mental quand il
a, sur son lit de mort, transmis par écrit la charge califale à Omar ibn
al-khattâb ?
Pourquoi ce dernier n'a-t-il pas eu la même attitude à l'égard d'Abou Bakr que
celle qu'il eut à l'égard du Prophète ?
Et si Omar pensait que le Livre de
Dieu suffisait pour résoudre tous les problèmes, pourquoi s'est-il rendu avec
célérité, en compagnie d'Abou Bakr, dès la mort du Prophète, à la Saqîfa des
Bani Sâ'ida, pour y résoudre, comme ils l'entendaient, le problème de la
succession du Prophète?
Pourquoi ne mentionnèrent-ils nullement le Coran ?
L'historien Tabari rapporte que Qays
a dit:
"J'ai vu Omar ibn al-Khattâb, assis en compagnie d'autres gens, dont
Chadîd, un homme du clan d'Abou Bakr, qui tenait en main le rouleau portant la
désignation d'Omar comme Calife.
Omar dit : "ô gens ! Ecoutez et obéissez à la parole du calife
(Abou Bakr) du Prophète de Dieu. Le calife vous a dit : "Je ne vous
ai pas quitté sans vous avoir donné le meilleur conseil"
Même après la disparition du Prophète, des agissements contraires à ses ordres se sont fait jour. Sous le règne d'Omar, .beaucoup de transgressions de la Loi divine peuvent être relevées, comme en témoignent d'ailleurs les ouvrages sunnites qui font autorité (ceux de Muslim, de Boukhâri, et de Ibn Hanbal, etc...).
Omar a dit :
"Il y a trois pratiques qui sont de l'époque de l'Envoyé de Dieu, et que,
moi, j'interdis et punis : le mariage temporaire, le petit pèlerinage
(celui que l'on accomplit en plus du pèlerinage obligatoire) et la phrase
"venez à la meilleure oeuvre !" (Hayy 'alâ khayr al 'ammal,
qui faisait partie de l'appel à la prière.)
C'est en outre Omar qui a ordonné que l'on ajoute à l'appel à la prière du
matin, la phrase : "la prière est meilleure que le sommeil".
Tirmidhi rapporte dans son Sahîh qu'un homme de Syrie interrogea Abdallah ibn Omar (le fils du second calife) au sujet du .mariage temporaire (mut'a). Abdallah répondit : "C'est (une pratique) licite". Le Syrien dit : "Ton père ne l'avait-il pas interdite ?". Abdallah répondit : "Si Omar l'avait interdite, et le Prophète permise, abandonnerais-tu la Tradition pour une parole d’Omar ?»
A l'époque du Prophète, et d'Abou Bakr, et durant les trois premières années du califat d'Omar lui-même, on considérait comme une seule déclaration de divorce, le fait qu'un homme prononce trois fois de suite, dans une même occasion, la formule consacrée de divorce. Mais Omar en décida autrement, disant qu'elle sera désormais considérée comme valant les trois divorces la suite desquels l'épouse devient illicite pour son successifs a mari.
Mais les chiites continuent de
professer qu'elle n'a valeur que d'une seule déclaration.
Le docteur sunnite le Cheikh Chalut, qui fut le recteur de l'université d'Al
Azhar au Caire, avait émis l'opinion que le droit chiite était préférable et
plus juste sur cette question et en d'autres, que le droit sunnite.
Le Coran interdit, même au Prophète,
de changer quoi que ce soit des prescriptions divines :
"Si cet Apôtre Nous avait prêté quelques paroles (mensongères) Nous
l'aurions pris par la main droite, puis Nous lui aurions tranché l'aorte."
Nous constatons ainsi que certains
compagnons de l'Envoyé de Dieu prenaient des positions personnelles en
opposition avec celles du Prophète. Ils ne se pliaient pas à ses ordres et
recommandations, et ils n'hésitaient pas à s'en écarter lorsque ces ordres
allaient à l'encontre de leurs désirs.
Il n'est p as étonnant, par conséquent, que ces compagnons soient restés sourds
aux paroles prononcées par le Prophète à Ghadir Khomm, et en d'autres
circonstances.
D'autre part, il nous est loisible de
constater, même à notre époque, que la majorité des gens ne refusent pas de
suivre tout homme qui s'emparerait du pouvoir politique par quelque moyen que
ce soit. C'est un fait incontestable.
Il y eut aussi, bien entendu, des personnalités indépendantes, intègres et
respectées par tous les musulmans, qui ne changèrent pas d'attitude à la
disparition du Prophète, et qui n'apportèrent pas leur soutien au choix qui fut
fait dans la Saqîfa. Ils ont vécu, reclus dans leurs maisons, pour montrer leur
opposition aux partisans de la Consultation (Chûrâ). Bien que les
conditions régnantes ne leur permettaient pas d'élever leurs voix, ils
demeurèrent fidèles à l'imam Ali ibn Abi Taleb. Parmi ces personnalités
citons :
Selmân al-Fârisî al-Muhammadî, Abou
Dharr al-Ghiffârî, Abou Ayyub al-Ansârî, Khozeima ibn Thâbet, al-Miqdâd ibn
al-Aswad al-Kindî, 'Ammâr ibn Yasser, Ubbay ibn Ka'b al-Ansârî, Khaled ibn
Sa'îd, Bilâl al-Habachî, Qays ibn Sa'd ibn Ubâda al-Khazradji, Burayda
al-Aslamî, Abou al-Haytham ibn al-Tîbân, Abân, et d'autres encore mentionnés
par les historiens.
Ces derniers ont recensé jusqu'à 250 hommes parmi les compagnons fidèles du
Prophète et en ont cité les traits particuliers.
Dans son Târikh, Al-Ya'qûbî a parlé
de :
Abou Dharr al-Ghiffârî, Selmân al-Fârisî al-Muhammadî, al-Miqdâd ibn al-Aswad
al-Kindî, Khaled ibn Sa'îd, Zubayr, al-Abbâs, al-Barrâ ibn Ghâleb, Ubaye ibn
Ka'b al-Ansârî, al-Fadhl ibn al-Abbâs.
Dans son commentaire du "Nadjd
al-Balâgha", Ibn Abi-al-Hadîd écrit :
"Qays ibn Ubâda s'est opposé à son père au sujet du califat, et a juré
qu'il ne lui adresserait plus jamais la parole."
Ce sont tous des hommes qui sont les chiites du début de l'islam et qui sont
demeurés aux côtés de l'imam Ali, conformément aux ordres du Coran et de la
Tradition prophétique.
Ils demeurèrent fidèles à leur foi -à l'exception de Zubayret sous le règne des
trois califes, leur nombre ne cessa de croître.
Leurs noms, symboles de vertu et de courage, figurent dans les livres
d'Histoire. Citons-en quelques uns :
Muhammad ibn Abi Bakr, Sa'sa'a ibn Sûhân al-'Abdi, Zayd ibn Sûhan al-Abdi, Hichâm ibn Utba, Abdullah ibn Badîl al-Khuzâ'ï, Maytham al-Tammâr, Ady ibn Hatem al-Tâ'ï, Hadjr ibn Ady al-Kindî, Al-Asbagh ibn Nubâta, Al-Harith ibn al-A'war al-Hamadâni, Amrou ibn al-Hamq al-Khuzâ'ï, Mâlik al-Achtar al-Nakh'ï, Abdullah ibn Hâchim al-Mirqâl, Kumayl ibn Ziyâd, Rachid al-Hidjri, Uways al-Qaranî al-Yamani, et d'autres encore.