La question de l'Imamat a divisé les
musulmans dès les premiers instants qui ont suivi la disparition du Prophète de
l'islam. Notons tout de suite que les musulmans sont tous d'accord sur le texte
coranique, et sur presque l'essentiel des traditions du Prophète. Les
divergences n'ont apparu que dans les interprétations de ces textes.
Les chiites sont d'avis que la désignation de l'Imam, c'est-à-dire du chef
religieux des musulmans relève d'une décision divine; en d'autres termes, c'est
Dieu qui choisit et désigne les Imams, comme Il choisit les prophètes, Mais l'Imam
choisi par Dieu n'a pas le rang de prophète (Nabi). C'est donc ce
dernier qui doit le faire connaître aux hommes, comme ce fut le cas pour le
Prophète le jour où il investit Ali au Ghadir Khomm.
Les chiites professent qu'il n'est
pas juste de dispenser le successeur du Prophète de la condition
d'impeccabilité. S'il est vrai que l'Imam n'est pas un prophète, il doit -pour
être en mesure de le remplacer à la direction des musulmans- posséder toutes
les autres qualités du Prophète, faute de quoi, en tant que dirigeant, il ne
présenterait plus de crédibilité religieuse, et son autorité pourrait être
contestée à chaque occasion. Il pourrait aussi être la cause directe de la
perdition des musulmans, du fait de son ignorance.
Si par contre, l'Imam est infaillible, la communauté sera à jamais préservée de
l'égarement, car les responsabilités et les devoirs des musulmans seront
définis et attribués par un homme guidé lui-même par Dieu.
C'est aussi la raison pour laquelle les chiites réaffirment que l'Imam ne doit
pas être désigné par les hommes, mais par Dieu par l'intermédiaire du Prophète
ou d'un autre Imam.
Les hommes ne sont pas tous à même de
connaître le niveau de piété de leurs semblables, ni de définir pour chaque
situation le statut coranique, ni de comprendre le sens de l'impeccabilité chez
l'Imam.
La possibilité existe aussi pour l'Imam de prouver le bien-fondé de sa qualité
par des preuves irréfutables. Ainsi, les Imams ont tous été connus à leurs
époques respectives.
A l'opposé du point de vue chiite, il
y a un autre point de vue parmi les musulmans : celui de la procédure de
désignation du chef de la communauté au moyen de la consultation (Choura).
Ce système n'a pas été clairement défini dès le début. Les sunnites, qui s'en
réclament, en ont suivi différentes interprétations dont les principales idées
sont les suivantes :
1- Le consensus : les sunnites
considèrent que le califat dépend du choix de la communauté des musulmans.
Celui que les musulmans choisissent, un califat légitime et l'obéissance de
tous lui est due.
L'argument des sunnites à ce sujet s'appuie sur l'attitude qu'auraient adoptée
les compagnons du Prophète après la disparition de ce dernier, attitude qui
consista en la désignation du calife; la plupart des compagnons présents dans
la Saqîfa des Banou Sâ'ida ont choisi Abou Bakr, et lui ont prêté serment
d'allégeance. Par conséquent, il y eut un consensus des compagnons du Prophète
pour désigner Abou Bakr que personne ne contesta. C'est ici un des moyens de
prouver la légitimité du calife.
2- Le deuxième mode de désignation du
calife, par consultation entre un certain nombre de personnalités islamiques
éminentes qui, après échanges de points de vue, désignent un homme qui devra
recevoir par la suite, l'allégeance de toute la communauté.
C'est la méthode que préconisa le second calife, aux premiers temps de l'islam.
Avant de mourir, Omar désigna un Conseil de six compagnons qui devaient choisir
en son sein le successeur d'Omar ibn al-Khattâb. Le choix devait intervenir au
plus tard, dans les trois jours qui suivent la mort d'Omar. Ce dernier avait
même prévu que l'on mît à mort les membres du Conseil qui s'opposeraient au
candidat qui aura recueilli la majorité des voix.
Le Conseil finit, après discussion, par remettre les rênes du pouvoir à Othmân
ibn Affân. Ceci est une autre façon de gagner la légitimité.
3- La troisième voie d'élection du
successeur du Prophète est celle de la désignation de son successeur par le
calife précédent. C'est par ce moyen qu'Omar est arrivé au califat, parce
qu'Abou Bakr, souffrant, l'avait recommandé à la communauté.
Telle est en résumé la position des sunnites au sujet du califat.
*
Cependant un certain nombre d'objections
peuvent être exprimées.
La condition de l'impeccabilité de l'Imam s'appuie bien entendu sur des versets
coraniques et des traditions du Prophète, et même à posteriori sur l'expérience
historique.
Toutes les iniquités, les déviations, les trahisons, les agressions, les
erreurs, et tous les crimes commis dans l'histoire de l'islam ont pour origine
l'absence des conditions de l'Imamat chez les dirigeants de la Umma.
Nous affirmons par conséquent que nul autre que Dieu n'est apte à désigner l'Imam.
Même si tous les musulmans -sans exception aucune- se mettaient d'accord pour
désigner un calife, cette unanimité ne conférerait aucune légitimité religieuse
à leur choix.
En ce qui concerne le califat d'Abou Bakr, nous savons qu'il n'y eut pas un consensus au sens plein du terme. On ne peut fermer les yeux sur le fait que lors de son "élection" tous les musulmans n'étaient pas rassemblés dans la Saqîfa, ni même dans la ville de Médine. A cela s'ajoute que les membres de la Famille du Prophète, et beaucoup d'autres compagnons, et même parmi ceux qui étaient présents dans la Saqîfa, n'ont pas déclaré leur allégeance au calife élu, et ont même exprimé leur désaccord.
Ali ibn Abi Tâleb, al-Miqdâd ibn al-Aswad al-Kindî, Selmân al-Fârisî al-Muhammadî, Zubayr ibn al-Awwaâm, Ammâr ibn Yâsser, Abdallah ibn Mass'oud, Sa'd ibn Ubâda, al-Abbâs ibn Abd al-Mottalib, Usâma ibn Zayd, Ubbay ibn Ka'b al-Ansârî, Othmân ibn Hunayf, et d'autres grands compagnons ont eu différentes réactions à ce choix, et se sont opposés au califat d'Abou Bakr et ne s'en sont pas cachés.
Dans ces conditions, peut-on
considérer logiquement qu'il y eut un consensus (Ijmâ') ?
Quant à l'affirmation suivant laquelle il n'est pas nécessaire que tout le
monde soit présent au moment du choix du calife, et qu'un groupe de personnes
connues pour leur sagesse et leur sens politique, peut décider pour l'ensemble
de la communauté, il reste à en fournir l'argument théologique.
Comment des compagnons vertueux connus pour leur piété et leur science ont-ils
été tenus à l'écart du débat ? Pourquoi les a-t-on obligés à s'incliner
inconditionnellement devant un choix fait par un groupe réduit de
personnes ?
Si l'on persiste encore à affirmer la légitimité de l'élection d'Abou Bakr, il
reste à prouver que les actes des compagnons ont une valeur licite aux yeux de
la religion, dont le seul être apte à formuler la norme et la règle est le
Prophète.
L'action des compagnons peut-elle se passer d'une justification
coranique ?
Quel argument tranchant nous
permettrait de juger entre la légitimité de la position d'un groupe de
compagnons, en l'absence d'un argument légitimant les actes des
compagnons ?
Bien sûr cet argument aurait eu un poids si les actes des compagnons figuraient
comme troisième source du droit musulman, à côté du Livre et de la Sunna.
N'est-ce pas que obéir au Prophète est l'obéissance à Dieu ? N'est-ce pas
qu'en prêtant allégeance au Prophète de Dieu, les croyants prêtent allégeance à
Dieu ?
"Ceux qui te prêtent serment d'allégeance prêtent seulement serment d'allégeance
à Dieu, la main de Dieu étant posée sur leurs mains..."
Aussi, on ne pourrait ici se référer
à cette parole du Prophète qui dit : "Ma communauté ne sera jamais
dans l'erreur quand elle se rassemblera pour un consensus (Ijma')",
puisque le Prophète lui-même avait, au préalable, désigné son successeur.
Par conséquent, la validité du consensus doit être limitée aux seuls cas à
propos desquels aucune indication, ne se trouve ni dans le Coran, ni dans la
Sunna, y compris le cas même de la valeur du consensus.
Quant à l'allégeance qui intervient
dans la Saqîfa -en supposant que le Coran et la tradition permettaient qu'elle
se décidât par consultation- elle ne résultait pas d'une consultation, mais de
la volonté d'un nombre déterminé de personnes qui avaient intensifié leurs
efforts pour amener d'autres gens a adhérer à leur cause.
Comme nous l'avons déjà cité, beaucoup d'historiens ont noté que Omar ibn
al-Khattâb, le deuxième calife, avait fait un jour cette déclaration :
"L'allégeance à Abou Bakr fut une erreur totale. Dieu nous a préservés de
son mal."
Tout au long de son éminente mission, le Prophète eut toujours à coeur de désigner au plus tôt des gouverneurs dans les provinces nouvelles qui entraient dans la juridiction islamique, afin que les prescriptions religieuses y soient enseignées, que la justice y soit instaurée, que l'islam en devienne le plus rapidement possible, le mode de vie naturel des nouveaux convertis.
Quand il partait en voyage, hors de Médine, il désignait un gouverneur pour veiller à la sécurité des gens et de leurs biens, ainsi qu'à l'administration de la cité pendant son absence.
Comment le Prophète qui n'a jamais
manqué à son devoir, pouvait-il omettre de clarifier aux musulmans les
prescriptions concernant la direction des affaires après sa disparition ?
Est-il raisonnable de penser qu'il a quitté ce monde sans laisser des
recommandations à ce sujet ?
Ce serait se méprendre complètement sur le sens de la religion. Si la révélation
a pour but de réveiller les hommes, de les guider sur la voie de la
réalisation, il faut bien que ses interprètes remplissent certaines conditions
particulières, qui leur permettent d'assurer cette mission avec le plus de
chance de succès possible.
Les sociétés sont multiples, les
problèmes sont aussi à différents niveaux : individuel, social,
métaphysique, économique, spirituel, psychologique, juridique, etc... La
compétence requise doit être à la mesure de la mission dévolue.
Un homme ordinaire ne peut pas "succéder" au Prophète, à un homme
guidé par Dieu. Le message céleste court le risque d'être déconsidéré, abaissé
au niveau des simples philosophies et idéologies des hommes, qui sont toutes
imparfaites. Le dépôt divin risque de devenir le jouet des faiblesses humaines.
Si le Prophète avait voulu que son
successeur fût désigné par les croyants, il n'aurait pas manqué de le faire
savoir, puisque la question est trop grave pour demeurer en suspens.
A moins de supposer qu'il en fut ainsi, parce que Dieu et Son Prophète
l'avaient voulu ou encore de considérer que les compagnons étaient plus aptes à
décider en la matière que Dieu et Son Prophète ! Ce qui serait absurde.
Si le Prophète n'a désigné personne pour lui succéder, pourquoi alors le
premier calife Abou Bakr a-t-il désigné Omar ? Mais s'il a désigné
quelqu'un, pourquoi l'ont-ils délaissé ?
En outre, s'il est des prérogatives
des musulmans de choisir leur Imam, pourquoi Omar a-t-il restreint ce droit à
un collège de six personnes, tenues de surcroît de choisir l'Imam entre elles,
et plus grave encore de désigner un arbitre, en l'occurrence Abd Al rahman ibn
'Awf, pour départager entre les six membres du collège?
Pourquoi Omar a-t-il suspendu les droits des autres compagnons ?
Le Coran dit :
"...qui ont répondu à leur Seigneur, ont accompli la Prière, dont
l'affaire, entre eux, est objet de délibération..."
Ce verset veut dire que les musulmans doivent avoir pour qualité de se consulter mutuellement dans leurs affaires, et n'implique ni de près ni de loin que l'Imam des musulmans doit être élu à la majorité des voix. Il reste muet en ce qui concerne la consultation générale entre tous les musulmans, et ne confère pas de caractère obligatoire pour tous les musulmans à une décision prise par une partie -même majoritaire- des musulmans.
Si la consultation (Chûrâ) avait valeur de preuve religieuse (Hujja), elle aurait dû revêtir la forme d'une consultation générale de tous les musulmans, et d'une partie d'entre eux, encore moins de six personnes désignées par un seul homme.
Omar lui-même n'a pas consulté les
compagnons pour choisir les six personnes candidates au califat Il n'en discuta
avec personne. Il accorda même un droit de veto au riche commerçant Abd Al rahman
ibn 'Awf, ce qui ne peut se justifier à aucun point de vue dans le droit
musulman.
Ajoutons en cela que l'atmosphère régnant au sein de ce "Conseil
consultatif" (Majlis al-Chûrâ), était une atmosphère de terreur et
de menace.
Sur quel fondement coranique s'appuyait la clause prévue par Omar de s tuer
tous les membres du Conseil s'ils n'arrivaient pas à se décider pour l'un
d'entre eux ?
Abou Bakr, auparavant, n'avait, non
plus, consulté aucun compagnon avant de décider de désigner Omar. Il n'en fit
qu'à sa tête.
En fait, la consultation que recommande le Coran est celle qui intervient après
la désignation de l'Imam ou du calife, ou sur ordre de ce dernier pour désigner
une assemblée élue pour débattre des différentes questions, ou pour mieux dire,
une sorte de conseil délibérant des affaires de la communauté; sans toutefois
se substituer à l'Imam.
Est-il utile enfin de rappeler que le verset en question a été révélé à la
Mecque, c'est-à-dire bien avant que l'Etat islamique voie le jour à Médine,
après l'Hégire du Prophète, et qu'il ne pouvait pas concerner l'élection de l'Imam.
On peut aussi se référer au contexte dans lequel fifre le verset pour se rendre
compte que ce verset a une valeur d'encouragement pour les croyants, et
n'oblige nullement le Prophète à les consulter.
Le Prophète reçoit l'ordre
suivant :
"Quand tu auras décidé, appuie-toi sur Dieu ! Dieu aime mieux ceux
qui s'appuient sur Lui."
Avant la bataille de Badr, première
bataille décisive de l'Islam, le Prophète consulta ses compagnons au sujet de
la tactique à adopter. Abou Bakr exprima son opinion, que le Prophète rejeta,
puis Omar dit aussi un point de vue qui ne satisfit pas le Prophète. Enfin
al-Miqdâd se leva et formula son opinion que le Prophète accepta.
Il est clair ici que le Prophète ne cherchait pas à connaître pour lui-même la
bonne solution. Son but n'était autre que pédagogique : enseigner aux
musulmans à se consulter.
Le Prophète devait donner l'exemple d'un chef d'Etat différent des monarques de l'époque qui n'agissaient qu'à leur guise. Il voulait ainsi prouver que bien qu'il ait le dernier mot il se conformait à l'ordre divin de consulter ses compagnons pour montrer -peut-être- que même après discussion, t'était son point de vue qui était le plus juste, et que par conséquent son autorité était bien une autorité de la justice et de la raison, non d'un pouvoir tyrannique.
La raison des croyants intervient
pour déterminer la meilleure façon d'assurer les conditions d'application de la
Loi, et non la Loi elle-même. Les prescriptions divines ne sont pas du ressort
des hommes.
Dans la sourate les Factions (al-Ahzâb), verset 36, le Coran dit :
"Il n'est ni d'un Croyant ni d'une Croyante, quand Dieu et Son Envoyé
ont décrété une affaire, de se donner à choisir sur cette affaire. Quiconque
désobéit à Dieu et à Son Envoyé s'égare en toute évidence."
Et dans la sourate Le Récit (al-Qasas), verset 68 :
"Ton Seigneur crée ce qu'Il veut et choisit ce qui, pour les Hommes, est le meilleur. Combien Il est plus glorieux et plus auguste que ce qu'ils Lui associent !"
Quand nous savons que le Prophète a
fait connaître Ali comme son successeur, en maintes occasions, les musulmans ne
devaient plus aller ici et là, choisir une autre personne.
C'est la même raison qui pour les hommes est à l'origine du besoin du prophète
qui est aussi à l'origine du besoin de l'Imam.
C'est à Dieu qu'il incombe de guider. Il connaît mieux les besoins de Ses
créatures.
"Sur Nous pèse certes, la Direction des Hommes !"
Et comme Dieu a donné la
responsabilité de la direction des hommes A Son Envoyé, celui-ci doit choisir
lui-même son successeur, un Imam qui soit à mesure de guider la communauté.
C'est la raison pour laquelle l'obéissance à l'Imam est de même nature que
l'obéissance au Prophète. Car, nul ne peut s'ériger en guide de tous les hommes
sans apporter la preuve de sa désignation à cette fonction par Dieu. Faute de
quoi, il ne serait qu'un usurpateur.
De même, seul un Imam peut désigner son successeur, car seul un homme
impeccable peut connaître l'impeccable parmi les hommes.
Les ulémas sunnites et chiites ont débattu aussi de la question relative à la prééminence de l'Imam. Certains docteurs sunnites considèrent qu'il est légal -au sens religieux- qu'un homme de moindre compétence occupe la fonction d'Imam, en présence d'un autre homme remplissant toutes les conditions de piété, de vertu, de perspicacité, etc... nécessaires pour cette fonction.
Les ulémas sunnites s'appuient pour cela sur l'exemple d'Abou Bakr et de Omar qui furent califes, bien que Ali avait la prééminence sur eux deux.