Les Lois votées ou promulguées par les hommes, en usant de leur compétence intellectuelle, et dans le but de répondre à un besoin de la société, ne peuvent pas se passer, quand elles entrent dans la phase d'application ou d'exécution, de personnes qualifiées pour les interpréter. Ceci est valable également pour les lois islamiques qui s'appuient sur la révélation et la sunna du Prophète de l'islam.
Le Coran Sacré qui est la première
source de tout effort. juridique en islam, contient certains versets dont le
sens ne se laisse pas cerner immédiatement, qui manquent de clarté ou qui ne
permettent pas de trancher définitivement C'est ce qui rend nécessaire et
indispensable la science de l'exégèse coranique (Tafsîr).
D'autre part, le coran se contente parfois de donner une orientation générale,
et ne détaille pas toutes les prescriptions relatives à un domaine juridique
donné. Il se contente d'énoncer le ou les principes qui régissent, laissant
celui qui veut en savoir plus, libre de déployer son effort ou de rester sur sa
faim.
Il y a souvent divergence d'opinion
sur le sens des versets du Coran ou de la tradition prophétique; cela entraîne
un éventail parfois très large d'interprétations d'un même verset, ce qui
souvent cause bien évidemment le risque de déviation par rapport à la norme
générale où à l'esprit de l'islam, en particulier lorsque le commentateur ne
sait pas se fixer une limite dans son travail.
Tout cela, lorsqu'il s'agit de commentateurs bien intentionnés.
Les choses se compliquent et s'aggravent dangereusement lorsque le ou les
commentateurs se mettent au service de gouvernants qui n'ont guère le souci de
la sauvegarde et du respect de la religion, mais qui cherchent seulement à
donner à leur pouvoir une apparence de légalité islamique.
Que faire devant tant de difficultés ?
Le chiisme enseigne que la fonction principale de l'imam est d'être le
commentateur autorisé et infaillible du Coran et de la tradition prophétique;
il exerce cette fonction non pas par élection humaine, mais par désignation
divine; ce qui en fait l'héritier du Prophète.
Cela répond à la première difficulté
aporique :
Comment des hommes ordinaires seraient-ils capables de comprendre tous les sens
d'un discours divin révélé à un homme -extraordinaire- comme le Prophète de
l’islam ?
De son vivant le Prophète tranchait entre les interprétations divergentes d'un
verset Mais après lui, fallait-il accréditer toutes les opinions ?
Les musulmans auraient par conséquent
évité bien des écueils s'ils s'étaient rapportés dès le début aux imams qui
auraient éclairci pour eux toutes les difficultés, en leur énonçant des
prescriptions directement exécutables. Car, si le Prophète a reçu toute la
révélation coranique, il ne vécut malheureusement pas suffisamment longtemps
pour répondre à toutes les questions que les musulmans allaient se poser après
lui.
Seul un homme ayant un appui divin pouvait accomplir cette mission. Tout autre
successeur du Prophète qui ne remplirait pas cette condition ne ferait qu'inaugurer
l'entrée de la société dans la phase de décadence.
On ne peut approcher le Coran qu'en ayant à l'esprit que l'on est devant un texte divin, que notre compréhension -à supposer qu'elle soit juste- n'en épuise pas les sens, et qu'il existe un homme, en l'occurrence l'imam -après le Prophète- qui en détient le sens ultime. Une autre attitude risquerait de conduire à l'égarement.
L'imam Ja'far al-Sâdeq (le sixième imam des chiites) fut le promoteur de la plus grande université islamique de son temps. Il forma un très grand nombre d'ulémas, chargés eux-mêmes d'enseigner au peuple les règles de la vraie religion et de combattre les effets néfastes des innovations mensongères introduites par la dynastie omeyyade.
*
Un jour, alors qu'il se trouvait en compagnie de certains de ses disciples, l'imam Sâdeq demanda à Hichâm ibn al-Hakam de lui faire le récit de sa rencontre avec Amrou ibn Ubayd.
Hichâm ibn al-Hakam répondit :
-"Ô fils de l'Envoyé de Dieu, je te vénère trop et j'éprouve trop de
honte pour oser parler en ta présence !" L'imam lui dit :
-"Lorsque je vous ordonne quelque chose, agissez conformément à cela.
Raconte-moi ce qui s'est passé."
Et Hichâm raconta ce qui suit :
"Je fus informé au sujet de l'enseignement de Amrou ibn Ubayd, et j'appris
aussi qu'il tenait école à la mosquée de Bassora. Cela me parut une bonne
occasion. Je résolus d'aller le voir, et je rentrais dans Bassora un vendredi.
Je me rendis à la mosquée, et je me trouvai devant un grand nombre d'auditeurs
faisant cercle autour de Amrou ibn Ubayd.
Je cherchai place parmi les gens, et
je m'assis à genou dans le dernier rang, puis je dis :
-Ô Savant homme ! Je suis un étranger; me permets-tu de
t’interroger ?
Il dit : "Oui." Je lui dis : "As-tu des
yeux ?" Il me dit : "Mon fils, quelle question est-ce là?
Comment m'interroges-tu au sujet de ce que tu vois par toi-même ?
Je lui dis : "Ma question est ainsi." Il me dit : "Mon
fils, interroge-moi, même si ta question est idiote."
-Réponds-moi alors.
- Interroge.
- As-tu des yeux ?
- Oui.
- A quoi te servent-ils ?
- A voir les personnes, et à distinguer les couleurs.
- As-tu un nez ?
- Oui.
- A quoi te sert-il ?
- A sentir les odeurs.
- As-tu une bouche ?
- Oui.
- A quoi te sert-elle ?
- A goûter.
- As-tu des oreilles ?
- Oui.
- A quoi te servent-elles ?
- A entendre les sons.
- As-tu un coeur ?
- Oui.
- A quoi te sert-il ?
- A distinguer entre tout ce qui se produit dans les organes et les sens.
- La possession de tous ces organes dispense-t-elle du coeur ?
- Non.
- Comment cela ? Ne sont-ils pas sains !
- Mon fils, quand les organes des sens ont un doute au sujet de ce qu'ils
aperçoivent comme odeur, son, goût ou vision d'une chose, ils la rapportent au
coeur qui la confirme ou qui lève le doute à son sujet Je lui dis :
"Dieu donc a établi le coeur à cause du doute inhérent aux organes."
Il me dit : "Oui."
- Le coeur est donc indispensable. Faute de quoi les organes ne seraient jamais
sûrs de quoi que ce soit ?
- Oui.
- Ô Abou Marwân, Dieu n'a pas laissé tes organes des sens sans leur
instaurer un imam (directeur) qui leur confirme la bonne perception et leur
corrige la perception douteuse. Comment veux-tu que Dieu -qui a fait cela-
puisse abandonner toute la création dans le doute, la perplexité, et la
division, sans lui désigner un imam auquel elle puisse se rapporter pour
surmonter ses incertitudes ?"
Hichâm continua ainsi :
"Ibn Ubayd se tut, et ne me dit rien. Puis se tournant vers moi, il me
dit : "Tu dois être Hichâm ibn al-Hakam !"
- Non !
- Alors tu es de ses disciples ?
-Non !
- D'où es-tu alors ?
- Des gens de Koufa.
- Alors, tu es Hichâm ibn al-Hakam." Hichâm dit :
"Il me serra alors contre lui, et me fit asseoir à sa place..."
L'imam Ja'far sourit du récit de Hichâm ibn al-Hakam. Il dit à ce
dernier :
- Qui t'a appris tout cela ?
- C'est quelque chose que j'ai appris chez toi et que j'ai recomposé.
L'imam lui dit :
"Par Dieu, cela est écrit dans les feuillets d'Abraham et de Moïse."
Après la disparition de l'Envoyé de
Dieu, les imams immaculés ont agi en faveur de la diffusion des enseignements
du Coran, dans toute la mesure des possibilités qui leur furent offertes, selon
les différentes circonstances, souvent tumultueuses, qui ont prévalu dans la
société musulmane, au cours des trois premiers siècles de son histoire.
Ils ont enseigné aux musulmans comment exécuter correctement les commandements
de l'islam; cet enseignement se faisait par la parole et par l'exemple.
C'est grâce aux efforts et au dévouement des gens de la Maison du Prophète que
nous disposons aujourd'hui d'un patrimoine d'une richesse inestimable et d'une
source intarissable pour résoudre les différents problèmes qu'affronte toute
société. Et ce trésor fournit sa propre argumentation, ses propres critères.
Car, chacun le sait, les califes -qui
se sont permis de prendre en charge la direction de la communauté musulmane
après la mort du Prophète- n'étaient pas très instruits et leurs connaissances
étaient très limitées, surtout en matière des prescriptions de l'islam.
Pour illustrer le degré de leur savoir, citons des exemples :
Les compilations des traditions prophétiques ne contiennent pas plus de
quatre-vingts traditions rapportées par le premier calife.
Al-Nawawi dit dans son livre
al-Tahdhîb :
"Abou Bakr a rapporté cent quarante deux traditions du Prophète; al-Suyâti
en a mentionné cent quarante dans son Histoire des Califes, et Boukhâri n'en
rapporte que vingt deux."
Abou Bakr, le chef religieux qui se devait d'être le sauveur de la Communauté
de tout péril et qui devait résoudre toutes les difficultés religieuses ou
autres, avait une culture d'un niveau tel qu'il éprouva la besoin de consulter
un homme corrompu et égaré, al-Mughira ibn Chu'ba, au sujet de l'héritage de la
grand-mère.
Lui-même reconnut publiquement son
ignorance disant :
"J'ai été désigné comme votre chef, alors que je ne suis pas le meilleur
d'entre vous. Si je fais bien, aidez-moi. Si je fais mal, corrigez-moi...
Obéissez-moi tant que j'obéirai à Dieu et à Son Envoyé; et si je désobéis à
Dieu et à Son Envoyé, vous ne me devrez plus obéissance."
Quant à Omar, on ne rapporte de lui qu'une cinquantaine de traditions reconnues
authentiques, comme l'a montré Ibn Hazm.
Dans les rapports de certains compilateurs des traditions prophétiques nous rencontrons des faits relatant le peu de connaissance du deuxième calife, en matière des prescriptions religieuses. Des cas où il a donné des ordres en contravention avec ceux du Coran.
Citons cet évènement rapporté par
al-Bayhaqî dans son livre al-Sunan al-Kubrâ :
"Al-Chaabi a dit :
Omar fit un sermon aux gens, et après avoir rendu grâce à Dieu, dit :
"Ne soyez pas excessifs dans le montant de la dot que vous donnerez à vos
épouses. Si j'apprends que l'un de vous a donné ou a reçu plus du montant de la
dot que donna le Prophète, j'en prélèverai le surplus et le verserai au Trésor
Public."
Quand il descendit de la chaire, il
fut interpellé par une femme de la tribu de Qoraych : "Ô Emir
des croyants, le Livre de Dieu est-il plus digne d'être suivi ou ta
parole ?" Omar répondit : "Le livre de Dieu, plutôt.
Pourquoi cela ?"
La femme dit: "Tu viens d'interdire aux gens de verser des dots trop
grosses, alors que Dieu dit dans Son Livre:
"Et si vous avez donné en dot à une d'entre elles (les femmes) Un quintal
134, n'en reprenez rien."
Cela dit, le deuxième calife remonta sur la chaire et répéta deux ou trois fois
cette phrase :
"Que Dieu veuille me pardonner. Tout le monde est plus versé en droit que
Omar !"
Quant à Othmân le troisième calife, il n'a été rapporté de lui que cinq traditions dans le Sahîh de Muslim et neuf autres dans le Sahîh de Boukhâri.
Est-il convenable, peut-on
s'interroger, de confier les rênes du pouvoir à des hommes dépourvus de science
en matière religieuse ?
Comment des hommes qui témoignent de leur propre ignorance peuvent-ils être des
garants de la bonne exécution de la doctrine sociale et politique de l'Islam;
comment peuvent-ils en être les imams et les dirigeants ?
Peut-on admettre que Dieu qui a nourri cette communauté par la révélation
coranique, puisse l'abandonner à elle-même et ne pas lui recommander des hommes
compétents pour la maintenir sur la droite ligne et l'orientation indiquée par
la Révélation ?