L'ambiance qui régnait dans la Saqîfa (salle de réunion) de Banou Sâ'ïda était telle que même les médiateurs les mieux intentionnés n'auraient pas pu faire triompher la vérité qui se trouvait alors écartée.
Les protagonistes n'appuyaient pas
leurs revendications sur des arguments tirés du Coran et de la Sunna. Loin de
là, chacun tentait de faire valoir ses prétentions par des discours et des
manoeuvres purement profanes, n'invoquant nullement une autorité de religion,
n'exhortant même pas à la piété et à la dignité.
Il n'y avait pas un seul homme qui pût se prévaloir d'une connaissance profonde
de l'islam, d'une perfection morale et religieuse, lui permettant d'exercer à
bon droit la charge de chef des musulmans.
Il y avait bien entendu quelques hommes qui jouissaient d'antécédents louables
en tant que compagnons du Prophète mais cela ne les habilitait pas à faire acte
de candidature à la charge suprême.
Les propos échangés entre les
compagnons étaient blâmables, et ne témoignaient d'aucun respect mutuel; ils
laissaient éclater au grand jour des haines enfouies, des rivalités tribales
que l'on croyait éteintes, des désirs de vengeance impitoyables. Tout cela
était indigne d'un Croyant.
Sa'd ibn Ubâda, chef des Ansârs s'adressa ainsi à ses partisans :
"Ô vous les Ansârs, vous avez des antécédents dans la religion; et
un mérite dans l'islam auxquels ne peut prétendre aucune autre tribu arabe.
L'Envoyé de Dieu a vécu parmi les siens pendant plus de dix ans, les appelant au culte du Miséricordieux, et à se débarrasser de l'idolâtrie, mais peu de gens de son peuple ont cru en lui. Mais, j'en j'ure par Dieu, ils ne pouvaient ni défendre l'Envoyé de Dieu et connaître sa Religion, ni assurer leur propre défense- jusqu'à ce que Dieu voulut vous privilégier, vous amenant l'honneur, et vous accordant Sa faveur spéciale, en vous donnant la foi en Lui et en Son Envoyé, pour aller à son secours et au secours de ses compagnons, et pour renforcer sa religion, et combattre Contre Ses ennemis.
Vous étiez plus durs que tout autre,
envers celui d'entre vous qui ne le suivait pas, et plus résolus que tout autre
contre ses ennemis, jusqu'à ce que tous se soient ralliés à la cause de Dieu,
de gré ou de force..."
Sa'd conclut ainsi son discours :
"Unissez-vous donc pour vous emparer de la succession (du Prophète), car
vous en êtes les plus dignes des hommes, et les mieux placés pour cela."
Au lieu de s'attacher à définir les critères de compétence religieuse, de savoir et de vertu à requérir du successeur du Prophète -Imam ou calife- les compagnons présents dans la Saqîfa des Banou Sâ'ïda se limitaient aux critères anciens du tribalisme arabe : la puissance du clan, la richesse, disant par exemple : "Vous êtes des gens puissants et détenteurs de grandes richesses, vous êtes plus grands en nombre, et mieux préparés. Tout le monde attend de voir ce que vous allez faire."
Omar ibn al-Khattâb s'adresse ainsi à
son favori Abou Bakr:
"Tu es plus digne que nous de cette charge. Tu es le plus ancien, parmi
nous, des compagnons du Prophète, et le meilleur d'entre nous en
richesse."
Chacun rivalisait avec son voisin, non pas dans la piété et la religion, mais dans la richesse et dans la force du clan. Ils se montraient réfractaires à toute idée d'un pouvoir entièrement bâti sur la nouvelle religion. Quant à comprendre l'impeccabilité du Prophète et la nécessité pour son successeur d'être également sans faute, pour pouvoir hériter de la charge de chef de la communauté musulmane, cela était une chose que l'on ne pouvait plus attendre de ces bédouins que l'islam n'avait pas entièrement pénétrés.
C'est une chose qu'humainement parlant on ne peut leur reprocher. Mais on peut par contre les blâmer du peu de souci qu'ils ont eu d'asseoir le gouvernement c califal sur des bases plus solides. Plus tard, même Omar regrettera -comme nous l'avons déjà ci té- la hâte que l'on mit pour désigner Abou Bakr à la succession du Prophète.
Abou Bakr dira lui-même de son
investiture :
"Ô gens ! J'ai été désigné comme votre chef et je ne suis pas le
meilleur d'entre vous si je fais une bonne chose aidez-moi, et si je fais du
mal, corrigez-moi !»
Personne n'a ignoré le rang et la
valeur de Ali ibn Abi Tâleb.
Dans son commentaire du Nahdj al-Balâgha, Ibn abi al-Hadid rapporte la réponse
de Omar ibn al-Khattâb à Abdallah ibn Abbâs qui lui avait parlé de Ali, de son
grand mérite, de ses antécédents, de ses combats pour l'islam, de sa parenté
avec le Prophète et de son savoir:
"J'en jure par Dieu que si ton ami (Ali) détendait le pouvoir, il
conduirait les gens vers le Livre de Dieu et la Tradition du Prophète et leur
montrerait la voie du salut."
Ibn Qotayba rapporte une discussion
qui eut lieu entre Ali et les partisans d'Abou Bakr, Ali refusant de prêter
allégeance au premier calife.
Ali dit : "Je suis plus digne de cette charge que vous; et il vous
incombe plutôt A vous de me prêter allégeance."
Omar lui répondit : "On ne te laissera pas partir avant de prêter
allégeance..."
Ali dit : "J'en jure par Dieu, Omar, que je n'accepte pas tes propos,
et que je ne prêterai pas serment"
Alors, Abou 'Obeyda ibn al-Jarrâh dit
à Ali : "Ô mon cousin !
Tu es jeune, et ces gens-ci sont les plus vieux de ton peuple, tu ne possèdes
pas leur expérience ni leur connaissance des affaires.
Je pense qu'Abou Bakr est bien plus fort que toi, plus apte et plus résistant
Confie-lui cette affaire. Si tu restes en vie longtemps, tu sera certes doté du
caractère requis pour cette charge, puisque tu en es l'ayant droit, par ta
vertu, ta religion, ta science, ta perspicacité, ton passé, ta lignée, ton
mariage."
Le Cheikh Tabrassi rapporte les mêmes faits et ajoute que Ali prononça ensuite ces paroles :
"Ô vous les Ansârs et les Muhâdjirouns ! Je vous en conjure par Dieu, n'oubliez pas la promesse que vous avez donnée à votre Prophète à mon sujet. Ne faites pas sortir l'autorité de Mohammad de sa demeure et du fond de sa maison, pour la mettre dans vos demeures et vos maisons ! Ne repoussez pas les siens, et ne les empêchez pas d'hériter de ce qui lui revenait et de son rang, parmi les gens.
Par Dieu, ô vous qui êtes ici réunis,
Dieu a jugé et tranché.
Et Son Prophète sait mieux que quiconque, et vous-même savez, que nous autres,
les Gens de da Maison, sommes plus dignes de cette charge que vous tous. C'est
parmi nous que se trouve celui qui connaît le Livre de Dieu, le docteur dans la
religion de Dieu, celui qui est informé de tout ce qui concerne les besoins des
administrés.
Ne suivez donc pas vos passions,
sinon vous vous égarerez encore plus du droit, et vos actions passées seront dégradées
par vos actes actuels."
Abou Dharr était absent de Médine, à la mort du Prophète.
En y rentrant, il apprit qu'Abou Bakr avait été désigné comme successeur du
Prophète. Il dit alors :
"Vous avez opté pour ce qui vous satisfait, et vous avez obtenu peu de
chose. Mais vous avez perdu en abandonnant la parenté. Si vous aviez confié
l'affaire aux Gens de la Maison de votre Prophète, il n'y aurait jamais eu de
contestation contre vous."
Des propos similaires, tenus par
al-Miqdâd ibn Amru et Selmâne al-Fârissi ont été rapportés par les historiens.
Le grand penseur sunnite ibn abi al-Hadid mentionne également les vers que
prononça Musattah ibn Uthâtha, devant la tombe de l'Envoyé de Dieu.
"Il y eut, après toi bien des
divagations.
Si tu en avais été témoin, nul besoin de discours !
Nous t'avons perdu, comme la terre qui perd la pluie.
Ton peuple s'est égaré; Vois-le qui connaît la déroute !»
C'est dans cette ambiance de
contestation de l'autorité d'Abou Bakr que Ali a prononcé ces paroles de
prière, s'adressant au Seigneur des mondes.
"Mon Dieu, Tu sais que ce que nous avons voulu faire n'est pas une course
au pouvoir, ni la convoitise de quelque bien périssable, mais seulement une
volonté de restaurer les emblèmes de T a religion, de rassurer ceux de Tes serviteurs
qui subissent l'injustice, et d'appliquer ceux de Tes commandements qui ont été
abandonnés."
S'il existe dans la Oumma de l'islam, un homme infaillible, parangon de vertu
et de piété, désigné par le Prophète lui-même pour diriger les musulmans après
sa mort, quel crédit et quelle utilité pourrait représenter un Conseil
consultatif ?
Personne ne s'imaginait, que de son vivant, le Prophète devait se charger
seulement de la direction religieuse, et laisser la fonction religieuse à un
autre homme qui serait par exemple élu par les habitants de Médine.
Pourquoi alors il en serait autrement
après la disparition de l'Envoyé de Dieu ?
En présence des héritiers légitimes du Prophète, de ceux qu'il a désignés
nommément comme chefs de la Communauté après lui, en raison non pas d'un
privilège familial, mais d'un ordre divin, avait-on le droit, d'aller quérir un
chef qui reconnaît publiquement ses limites, et qui ne remplit aucune des
conditions requises pour le califat divin ?
Le Cheikh Suleyman al-Hanafi rapporte
qu'un jour Abdullah ibn Omar, le fils du deuxième calife, énumérait ainsi les
compagnons du Prophète : "Abou Bakr, Omar, Othmân, etc..."
Un homme se leva et dit : "Et que fais-tu de Ali ?"
Abdullah répondit : "Ali fait partie des Gens de la Maison, On ne
peut le comparer à personne, il est au même degré que l'Envoyé de Dieu, car
Dieu dit :
"Quant à ceux qui ont cru, et qui ont été suivis dans leur toi par leur
progéniture, Nous les faisons suivre (au Paradis) de leur progéniture."
Or, Fatima est avec l'Envoyé de Dieu et Ali est avec eux. En admettant le bien-fondé de l'argument des Emigrés au jour de la Saqîfa, la priorité reviendrait encore à Ali ibn abi Taleb. Car il fut le premier à entrer dans l'islam et dans l'imâne (degré supérieur de la foi), à un moment difficile où aucun membre du clan du Prophète ne s'était rallié à lui. Ali a été pris en charge par le Prophète dès son enfance; il a grandi sous ses yeux, et a reçu de lui toute son éducation.
Lorsque nous nous rapportons à
l'Histoire, la constatation que l'on peut faire, est que la tribu de Qoraych ne
nourrissait pas les meilleurs sentiments envers les Banou Hâchim. Et cela
pouvait se constater du vivant même du Prophète, où certains Quraychites n'hésitaient
pas à calomnier des membres du clan des Banou Hâchim, blessant ainsi les sentiments
de l'Envoyé de Dieu.
Ils ne pouvaient pas se faire à l'idée que la succession du Prophète puisse
demeurer à jamais dans son clan.
Dans son Târikh, al-Ya'qûbi rapporte une discussion qui a eu lieu entre
Ibn Abbâs et Omar ibn al-Khattâb. Ce dernier a affirmé :
"J'en jure par Dieu que ton cousin Ali ibn Abi Taleb est bien l'homme le
mieux placé, le plus compétent, pour succéder au Prophète, mais, a-t-il ajouté,
les gens de Qoraych ne le voudraient pas car ils ne supporteront pas les
rigueurs qu'il leur imposera en tant que leur chef, et ils violeront sans tarder
leur serment d'allégeance."
Ibn al-Athîr rapporte le même fait
dans son ouvrage al-Kâmil.
Le Prophète avait prédit les actes de Qoraych envers sa Maison :
"Les Gens de ma Maison subiront après moi un malheur, un ostracisme, et un
abandon."
Et, non sans amertume, il avait dit à
Ali :
"Certains éprouvent envers toi une grande haine qu'ils ne te révèleront
qu'après ma mort."
Ali lui-même déclare dans le Nahdj al-balâgha :
"Mon Dieu, je Te demande d'être l'ennemi des Quraychites et de ceux qui
leur viennent en aide. Ils ont boycotté les miens, et... se sont rassemblés
pour me contester un droit auquel j'étais le plus digne de prétendre... Je n'ai
plus que la patience."
Dans le livre Yanâbi'al-Mawadda, est rapportée cette autre parole de
Ali :
"Tout le ressentiment que nourrissait Qorayche envers le Prophète, elle le
nourrit aujourd'hui contre moi; et elle le montrera à l'égard de mes
enfants..."
Lors de la querelle qui opposa les
Quraychites et les Ansârs au sujet de la succession, les Quraychites ont
défendu leur position avec cet argument qu'ils sont du même arbre généalogique
que le Prophète de Dieu. Apprenant cela, Ali le commenta ainsi :
"Ils se sont appuyés sur l'arbre, mais ils ont perdu de vue le fruit"
Dans le Nahdj al-Balâgha, Ali
a défendu avec une grande éloquence sa position, en rappelant qu'il fut pris en
charge par le Prophète dès sa tendre enfance. Il reçut du Prophète, toute
l'attention et les soins d'un père.
"Je le suivais comme suit sa mère un jeune chameau. Il m'incitait à le
prendre pour exemple, m'enseignant la sagesse. Et quand il s'isolait à Hîra,
chaque année, j'étais le seul à pouvoir le rencontrer. En ce temps-là il n'y
avait dans le foyer de l'Islam que l'Envoyé de Dieu, son épouse Khadîdja, et
moi-même le troisième.
Je vivais dans la lumière de la Révélation, et le baume de la
Prophétie..."