Par Dr. Hamid Hafni Dâwûd Professeur de Littérature Arabe à la Faculté des Langues du Caire et Directeur des Études Islamiques à l'Université de "Aligarh" en Inde.
Ils se trompent lourdement ceux qui prétendent pouvoir connaître de façon correcte les croyances du Chiisme, ses sciences et sa littérature, à travers les écrits de ses adversaires, quand bien même ces derniers seraient des savants confirmés et qu'ils observent toute l'honnêteté scientifique dans la transmission des textes (références, citations, documents), et dans les commentaires qu'ils en font, en toute objectivité et loin de tout parti pris sectaire.
Je dis cela, et j'insiste sur cette affirmation, en connaissance de cause et après avoir passé un temps très long dans l'étude des croyances des douze Imams en particulier, et du Chiisme en général, à travers les ouvrages historiques et critiques des auteurs Sunnites. De cette longue période d'étude du Chiisme à travers les écrits des savants Sunnites, je n'ai pas obtenu grande chose, et je ne suis pas parvenu à connaître la vérité concernant le Chiisme. La raison en est que cette étude était une étude incomplète et mutilée, fondée sur les affirmations des détracteurs de cette École juridico religieuse, dont les adeptes constituent la seconde partie des Musulmans dans les orients et les occidents de la Terre.
Et puis, animé que j'étais par la recherche de la Vérité où qu'elle se trouve, de la Sagesse où qu'elle soit, la Sagesse étant la bête égarée du Croyant, j'ai tourné le gouvernail de ma recherche scientifique de l'École des douze Imams vers l'autre direction, c'est-à-dire l'étude de cette École à travers les écrits de ses savants, de ses tenants, de ses chercheurs et de ses dignitaires. Et il est évident que les savants de ladite École connaissent mieux celle-ci que ses adversaires, et ce quels que soient l'éloquence, la rhétorique et les mérites de ces derniers.
En outre, l' "honnêteté scientifique", qui est l'une des premières règles de la "méthode scientifique moderne" que j'ai choisie pour mener à bien mes recherches et mes écrits sur les vérités matérielles ou spirituelles, exige une exactitude totale et beaucoup de scrupules dans la transmission des textes et des documents sur lesquels se fonde e chercheur. Or, comment un chercheur, quelles que soient son habilité scientifique et son intuition dans la connaissance des vérités, pourrait-il s'assurer de l'authenticité et de l'exactitude des textes relatifs aux Chiites et au Chiisme en s'appuyant sur des références et des sources qui n'appartiennent pas à ces derniers? Sa recherche "scientifique" serait certainement sujette à caution, et ne reposerait certes pas sur un fondement bien solide!
Pour toutes ces raisons, j'ai décidé d'approfondir mes connaissances relatives au Chiisme et aux Chiites à travers ce qu'ils avaient écrit eux-mêmes, et ce qu'ils ont dit eux-mêmes, afin de ne pas tomber dans la même erreur et le même malentendu que d'autres historiens et critiques qui s'étaient crus à même de porter des jugements sur le Chiisme et les Chiites. Pour moi, tout chercheur qui s'aventure à étudier une série de faits et de vérités en se référant à des sources non originelles fait un faux pas et commet une absurdité qui n'a rien de scientifique.
C'est dans cette erreur qu' "al-`Allâmah, le Dr. Ahmad Amîn" est tombé lorsqu'il a traité de la doctrine Chiite dans ses livres. En effet, ce "`âlem" avait essayé d'exposer aux intellectuels certains aspects du Chiisme et, ce faisant, il s'est cru autorisé à faire des supputations sur cette École, telles que: "le Judaïsme s'est manifesté dans le Chiisme"...
"Les Chiites sont les adeptes de `Abdullah ibn Saba'", et d'autres insinuations dont la fausseté a été établie et que les uléma Chiites n'ont trouvée aucune peine à réfuter. (...)
Et alors que je continuait à puiser dans les sources originelles et authentiques du Chiisme, un ami éditeur irakien n'a présenté un nouveau livre, écrit par le Professeur Mohammad Redhâ al-Modhaffar, Doyen de la Faculté de Fiqh de Najaf (Iraq), sur les croyances des Chiites, et m'a demandé d'en préparer une introduction dans laquelle je dirais franchement ce que j'en penserais.
Dès que je me suis mis à feuilleter ce livre, je n'ai pu qu'être saisi d'admiration pour un ouvrage dans lequel l'auteur allie l'exposé précis des croyances des Chiites à la clarté et la franchise de l'expression de son intention. En effet, alors que ce livre ne cesse de vous procurer une immense joie dans la découverte des croyances du Chiisme à travers une image clairement dessinée, dont les différences parties sont bien classées et bien détaillées, il vous éblouit en même temps par la beauté de ses expressions et l'éclat de son tissage. Mais outre ces deux aspects dignes d'éloges de l'ouvrage, celui-ci réunit en lui la richesse du contenu que les chercheurs sont habitués à trouver dans les livres du Chiisme, et la brièveté et la concision de ce que l'auteur veut expliquer au lecteur. Fait ainsi, ce livre peut être présenté en deux mots: un contenu riche, concentré dans un tissu infiniment compact et clair.
En disant tout cela, je cherche moins à flatter ou à complimenter à l'excès l'auteur, qu'à dire, ce qui constitue, à mon avis, l'un des principes scientifiques élémentaires que les chercheurs visent lorsqu'ils s'efforcent de présenter les faits et de les mettre à la place qu'ils méritent.
C'est pourquoi je vais essayer de présenter au lecteur quelques-unes des belles images que recèle ce traité minuscule en volume et en structure, et riche en idées et en signification, traité que l'auteur a étoffé d'arguments et de preuves et brodé de témoignages et de citations tirés tantôt du Saint Coran et du Hadith et tantôt des dires des douze Imams, (qu'Allah soit satisfait d'eux). Ces belles images que je vais vous exposer, capteront sans doute l'attention du lecteur averti tout comme elles ont capté la mienne, et susciteront son admiration tout comme elles ont suscité la mienne, même s'il n'a pas lu cette introduction que j'ai écrite, car très souvent il y a une symbiose entre les sentiments des chercheurs et des lecteurs et une conformité de vue dans les jugements qu'ils émettent sur ce qu'ils lisent, puisque la vérité est une et non multiple tant que ceux qui la disent et ceux qui la jugent émettent leurs jugements en se fondant plus sur la raison que sur le coeur, et plus sur leur conviction intime que sur leurs caprices, et qu'ils sont animés plus par l'équité que par le parti pris sectaire.
L'une de ces images susceptibles de capter l'attention du lecteur est la question de l'ijtihâd chez les Imâmites (les Chiites adeptes des douze Imams d'Ahl-ul-Bayt). En effet, selon l'idée générale transmise de génération en génération par les uléma Sunnites, la porte de l'ijtihâd a été fermée avec la disparition des quatre imams du Fiqh (la jurisprudence islamique): Abu Hanîfah, Mâlek, al-Chafe`î et ibn Hanbal. Il est question ici, évidemment, de l'ijtihâd dans la doctrine ou un ijtihâd partiel, dans les branches, et il s'est arrêté, chez les Sunnites, au plus tard au quatrième siècle de l'hégire. En ce qui concerne les tentatives d'al-Ghazâlî au cinquième siècle, d'Abu Tâher al-Salafî au sixième siècle, de `Izz al-Dîn ibn Abdul Salâ et ibn Daqîq al-`Id au septième siècle, de Taqî al-Dîn al-Sabkî et de l'inventeur Ibn Taymiyyeh au huitième siècle, d'al-`Allâmah Jalâl al-Dîn Abdul Rahmân ibn Abî Bakr al-Soyoutî au neuvième siècle... elles s'inscrivent, du point de vue de la méthode scientifique moderne, dans le chapitre des fatwâ (décrets religieux) et n'ont rien à voir avec l'ijtihâd.
En revanche, les uléma Chiites Imâmites s'autorisent l'ijtihâd sous toutes ses formes, que nous venons d'évoquer, et y insistent absolument. Ils n'ont jamais fermé le chapitre de l'ijtihâd à leurs savants religieux jusqu'à nos jours. Bien mieux, on les voit exiger la présence du "mujtahid contemporain" parmi eux, et rendre obligatoire pour tout Chiite de le suivre directement sans plus se référer aux mujtahid déjà décédés, tant que ledit mujtahid contemporain (vivant) tire les bases de son ijtihâd (les Fondements et les branches) de ses prédécesseurs et les hérite des Imams qui les transmettent de père en fils.
Ce n'est pourtant pas tout ce qui me séduit dans leur ijtihâd. Ce qui me semble encore plus captivant à cet égard, c'est que l'ijtihâd qu'on leur connaît suit l'évolution de la vie et de ses lois, et rend les textes religieux vivants, mobiles, évolutifs et en développement constant, s'adaptant aux lois de l'époque et du lieu, et échappant au figement qui éloigne la Religion de la vie ou la doctrine de l'évolution scientifique, comme on le voit dans la plupart des autres Ecoles juridico religieuses Musulmanes.
Sans doute la production livresque prodigieuse des Chiites et leur riche bibliothèque toujours grandissante, s'expliquent-elles à notre avis du fait qu'ils ont laissé ouverte à deux battants la porte de l'ijtihâd.
La deuxième image qui attire l'attention des penseurs, et les incite à s'intéresser aux croyances de cette doctrine et à approfondir l'étude de ses opinions, c'est la discussion des uléma Chiites de la question de la "beauté" et de la "laideur" dans les choses, et de savoir si une chose est belle en elle-même et de par son essence, ou bien si elle l'est parce qu'Allah l'a commandée à Ses serviteurs et l'a choisie pour eux. Et la même question est posée par eux à propos de la laideur: une chose est-elle laide dans son essence et dans sa nature, ou bien sa laideur découle-t-elle du fait qu'Allah l'a interdite à Ses serviteurs?
Quand vous aurez lu ce sujet et ce que l'auteur des "Croyances du Chiisme" dit à ce propos, vous constaterez vous-mêmes que les Chiites optent pour la première solution à propos du beau et du laid. Selon les Chiites en général, et les Imâmites en particulier, la beauté et la laideur sont essentielles et originelles dans les choses, et ne proviennent pas de l'approbation ou de l'interdiction qu'Allah leur a assignée. Une telle opinion surprend beaucoup de chercheurs et les incite à la réflexion et à la méditation.
Quant à moi, il n'y a pour moi aucun motif d'étonnement ou d'équivoque, car les Chiites Imâmites recouraient autant à la science rationnelle qu'à la science instrumentale pour traiter de certaines questions religieuses. Leur opinion sur le beau et le laid, en tant que qualité essentielle dans les choses, est identique à celle des Mu`tazilah.
Ici, une question se pose, à laquelle je m'apprête à répondre. Il s'agit de savoir si les Chiites ont subi, à cet égard, l'influence des Mu`tazilites ou bien si, au contraire, ce sont les Mu`tazilites qui ont été influencés par les Chiites. La réponse est que, contrairement à une idée fausse largement répandue parmi les chercheurs, ce ne sont les Chiites qui ont subi l'influence des Mu`tazilites, mais l'inverse. J'affirme cela sans risque de me tromper car le Chiisme, en tant que doctrine, est antérieur au Mu`tazilisme, en tant que doctrine, et les figures de proue du Chiisme existaient bien avant les têtes pensantes du Mu`tazilisme. Je fonde mon affirmation sur des vérités historiques que personne ne songe à contester, à savoir que la première génération Chiite commença à se former à l'époque des Califes Bien-Dirigés et se développa sous le Califat de l'Imam Ali. Et, à peine l'Imam Ali était-il tombé en martyr, que les Chiites étaient devenus un parti qui égalait tous les partis politiques et religieux de l’Islam.
Il en résulte que je suis à même de mettre en évidence, à l'intention du lecteur averti, que le Chiisme, contrairement aux affirmations des auteurs déformateurs de la vérité et Omayyades, n'est pas une doctrine purement "instrumentale" fondée sur des traditions religieuses imprégnées de mythes, l'illusions, de superstitions, et de glissements judaïques, ni découlant dans ses principes de Abdullah ibn Saba' ou d'autres personnages légendaires. Le Chiisme, selon notre méthode de recherche scientifique moderne, est tout à fait le contraire de ce qu'insinuent ses détracteurs. En effet, le Chiisme est la première doctrine musulmane qui ait réuni à la fois l'instrumental (les traditions transmises) et le rationnel, et qui ait réussi, à la différence des autres doctrines musulmanes, à suivre une voie globale et de large horizon. Sans ce trait distinctif consistant à concilier le "rationnel" et l, "instrumental" qui les caractérise, les Chiites n'auraient pas eu cet esprit de rénovation dans l'ijtihâd et de développement dans leurs questions jurisprudentielles, leur permettant de s'adapter aux changements de lieu et d'époque sans s'écarter de l'esprit de l'éternelle Chari`ah islamique.
Voyons maintenant une troisième image captivante de ce livre, image qui pourrait paraître, de prime abord, en contradiction avec la méthode rationnelle dont le Chiisme est armé et que nous venons de souligner. Il s'agit de la pratique de la visite des tombeaux et des mausolées des Imams d'Ahl-ul-Bayt et des personnages pieux de l'Islam, et de l'adoration d'Allah (la Prière prescrite, les réunions religieuses, les cérémonies commémoratives) près de ces tombeaux et de ces mausolées des Saints des Musulmans. Ce genre de pratiques est considéré par les Musulmans empiristes et rationalistes modernes comme illégal et superstitieux, et il y a même certains groupuscules musulmans, tels les adeptes d'Ibn Taymiyyeh et ceux de son disciple Mohammad ibn Abdul Wahhâb, le fondateur de la doctrine wahabite, qui n'hésitent pas à qualifier ces pratiques d'impiété de d'hérésie.
Évidemment, la majorité des Musulmans, et tous les modérés parmi eux, sont opposés à cette position extrémiste, et s'accordent unanimement avec leurs Frères Chiites Imâmites sur leur pratique évoquée ci-dessus, car les deux partis (les Chiites, et la majorité des Musulmans) croient que les gens pieux et tous les hommes de la Terre ne peuvent nous être utiles que dans ce qu'Allah décide pour nous, et ne peuvent nous nuire que lorsqu'Allah le veut. Par conséquent, les hommes ne peuvent avoir de l'influence sur nous, et ne peuvent nous être utiles ou nuisibles, qu'avec la Permission d'Allah. Donc, visiter les tombeaux des hommes pieux, n'a d'autres signification ni d'autre effet que le désir de suivre leur bon exemple, leur haute moralité islamique, et les pratiques qui en découlent, sont tout à fait admises chez les deux parties, Chiite et Sunnite.
Le quatrième point qui a suscité mon admiration en lisant ce livre, c'est la façon claire et éloquente dont l'auteur montre l'influence de la méthode rationnelle sur les penseurs Chiite, et pourquoi ceux-ci croient à l'unité des Attributs et de l'essence d'Allah, c'est-à-dire que les Attributs d'Allah sont Son Essence même, et comment ils conçoivent la question de "la Décision et le Destin", c'est-à-dire si l'homme est libre ou prédéterminé dans ses actions et son destin.
Le cinquième point développé dans ce livre, et par lequel nous terminerons notre introduction, est la question de Badâ', dont le sens apparent est de faire quelque chose puis de l'effacer, et que les Chiites Imâmites attribuent à Allah, mais pris dans un sens tout à fait différent. Or, étant donné que le Badâ', dans son sens apparent, est plutôt un attribut des êtres créés, puisque faire quelque chose puis l'effacer est signe d'une pensée précipitée, de correction après l'erreur, et de connaissance après l'ignorance, beaucoup de penseurs ont décrié les Chiites pour avoir attribué le Badâ' à Allah, alors que ceux-ci sont à cent lieues de l'attribuer dans son sens courant et apparent à Allah. En effet, les uléma Chiites et Sunnites sont d'accord pour dire que la Science d'Allah est Ancienne (Éternelle) et à l'abri de tout changement, de toute modification, et de toute réflexion, qui sont le propre des êtres humains. Ce qui est susceptible de changement et d'effacement après avoir été établi, c'est seulement ce qui apparaît sur la "Table Préservée" (al-Lawh al-Mahfoudh), puisque le Très-Haut dit: "Allah efface qu'IL veut et confirme ce qu'IL veut...".
Prenons un exemple de la signification du Badâ' chez les Chiites pour illustrer leur croyance à cet égard. Allah a écrit, au début de la vie de quelqu'un, qu'il sera malheureux. Mais cet individu se repent alors qu'il est arrivé à l'âge de quarante ans, et il sera inscrit, sur la "Table Préservée", parmi les heureux. Le Badâ' consiste ici en l'effacement du nom de cet homme de la liste des malheureux et dans son inscription sur la liste des heureux. Quant à la Science d'Allah (Sa Connaissance de cette question), elle couvre toutes les étapes de cette affaire: l'inscription, l'effacement, puis la nouvelle inscription après le repentir. C'est-à-cire qu'Allah sait à l'avance que l'homme en question sera d'abord malheureux, puis heureux lorsqu'IL lui aura inspiré la repentance.
Ainsi donc, ceux qui ont dénoncé la croyance du Chiisme au Badâ' ont appliqué ce terme à la Science éternelle d'Allah, alors que les Chiites Imâmites l'appliquent uniquement à ce qui écrit sur la "Table Préservée". (...)
A mon avis, la croyance au Badâ' est la seule explication qui s'offre à nous, de l'Abrogeant et de l'Abrogé (al-Nâsekh wal-Mansoukh) dans le Coran, et du secret de la révélation progressive des Versets concernant l'interdiction du vin et des étapes de cette interdiction. Allah a voulu, par cette progression, traiter la déviation de l'âme humaine et la débarrasser peu à peu des chaînes de l'habitude tenace, afin qu'elle ait le temps et les occasions de se réformer. S'IL avait imposé cette interdiction d'un seul coup, il aurait été difficile pour les victimes de cette habitude tenace de se réformer. Tel est le Badâ' auquel croit le Chiisme.