Qu’arriva-t-il au Coran après le départ du Messager de Dieu, que les
bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens ? Le grand savant
andalou Ibn Djozayy al-Kalbî nous l’explique en quelques phrases brèves :
« Du vivant du Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui donne la Paix, le
Coran était épars sur des feuillets et dans les poitrines des hommes. Lorsque
le Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui donne la Paix, mourut, [son
cousin] ‘Alî fils d’Abou Tâlib, que Dieu soit satisfait de lui, resta enfermé
dans sa maison et rassembla [le Coran] selon l’ordre de sa révélation. Si son
corpus (mishaf) était retrouvé, on y trouverait force science, mais il n’a
pas été retrouvé. […] »
Par la suite, « des corpus écrits à partir de ce que rapportaient les
Compagnons se répandirent sous tous les horizons et il y avait des
divergences entre eux. » Le troisième Calife, ‘Othmân, décida donc d’imposer
un corpus unique et confia à Zayd Ibn Thâbit la mission de le réunir. Lorsque
le corpus fut achevé, le Calife en fit faire des copies qu’il fit envoyer aux
diverses grandes villes, ordonnant de détruire tous les autres corpus.
« L’ordre des sourates tel qu’on le connaît aujourd’hui, conclut alors
al-Kalbî, est donc l’œuvre de ‘Othmân, de Zayd Ibn Thâbit et de ceux qui
rédigèrent avec lui le corpus. Certains ont dit qu’il était l’œuvre du
Messager de Dieu, que Dieu le bénisse et lui donne la Paix, mais c’est
improbable et réfuté par les traditions rapportées à ce propos. » (Ibn
Djozayy al-Kalbî, Tafsîr, al-moqaddimato l-oulâ, p.4)
Les sourates du Coran ne sont donc pas classées selon l’ordre de leur
révélation, ni même selon un ordre fixé par le Prophète, mais selon un ordre
arbitraire allant approximativement des sourates les plus longues aux
sourates les plus courtes.
Ce reclassement des sourates ne fait ainsi qu’accentuer l’impression de
décousu et d’absence de fil conducteur que ressent le lecteur, car il ne peut
même pas retrouver le lien que la Révélation entretenait avec l’histoire de
la communauté musulmane naissante.
Néanmoins, il faut bien faire attention au fait que, si les événements qui
marquèrent la vie de la première communauté musulmane furent autant
d’occasions pour la révélation des enseignements divins, ces enseignements ne
sauraient être réduits à ces événements.
Il en va tout à fait de même lorsqu’on apprend quelque chose à un enfant à
l’occasion d’une expérience qu’il vient de vivre : la leçon qu’il reçoit ne
se limite évidemment pas à cette expérience. L’événement ne fut que
l’occasion de l’enseignement et non pas sa seule raison d’être.
On ne peut donc en aucun cas enfermer le Coran dans les étroites limites des
événements qui se déroulèrent au septième siècle à La Mecque et à Médine.
Plus encore, même les passages qui ont un référent historique ne sont pas là
pour dire l’histoire : l’histoire ne sert ici que de support pour enseigner,
former et éduquer, aussi bien ceux qui ont vécu cette histoire que les
générations futures, aussi longtemps que le monde sera monde.
C’est pourquoi il faut lire ce texte, non pas comme un livre d’histoire dans
lequel on chercherait la trace d’événements du passé, mais comme un livre
d’humanité dans lequel l’histoire elle-même n’a de valeur que dans la mesure
où elle permet de former l’homme d’aujourd’hui et de demain.
Le Coran forme un tout et ce n’est qu’en le prenant ainsi, en le lisant et en
le répétant, en l’entendant et en le méditant, que chaque partie, peu à peu,
résonne à l’unisson des autres, s’éclairant mutuellement, se soutenant, se
complétant, se répondant l’une à l’autre pour finalement constituer cet
édifice inébranlable et harmonieux destiné à conduire l’homme, en tant qu’individu
et comme société, vers son accomplissement.
Le Coran, avons-nous vu, ne saurait être « enfermé » et restreint à l’époque
de sa révélation, car si la révélation s’est bien faite en suivant les
événements que vivaient les premiers musulmans, ces événements ne sont que
les occasions de la révélation, et non pas des éléments qui y seraient
intrinsèquement liés.
Si en se promenant avec son enfant, on voit deux enfants se bagarrer ou un
enfant être impoli, on peut profiter de cette occasion pour faire à son
propre enfant quelques recommandations concernant le comportement ;
si l’on assiste à la chute des feuilles, on peut profiter de cette occasion,
suivant l’âge et l’aptitude de l’enfant, pour lui parler des saisons, évoquer
les lois de la pesanteur ou plus symboliquement l’état de la vieillesse…
Or, tous ces enseignements, toutes ces recommandations, ont une portée qui
dépasse de loin l’événement à l’occasion duquel on les aura fait. L’événement
n’était qu’une occasion, pas un cadre étroit auquel il faudrait limiter les
enseignements transmis.
Or, voilà : de même qu’il ne faut pas limiter les enseignements du Coran dans
le temps, il ne faut pas non plus les limiter dans l’espace.
Les enseignements transmis à l’enfant de notre exemple ne le concernent pas
exclusivement lui, sa famille ou sa race : ils valent généralement pour
l’humanité tout entière, surtout lorsqu’il s’agit de lois scientifiques ou de
règles de comportement humains, et non d’us et coutumes propres à tel ou tel
pays ou à tel groupe social.
De même, ce serait une grande erreur de penser que le Coran ne concerne que
les Arabes ou qu’il leur est destiné en propre, car même s’il s’est tout
d’abord adressé à eux et dans leur langue, la portée de son message est en
réalité universelle et concerne l’humanité entière.
Le message transmis par Moïse s’adressait lui aussi tout d’abord aux Hébreux,
et dans leur langue, mais il avait une portée universelle.
Le message porté par Jésus s’adressait d’abord aux habitants de la Palestine,
dans la langue qui était la leur à l’époque — à savoir l’araméen —, et
pourtant qui oserait prétendre que le message du Christ serait dépourvu de
portée universelle.
Il en va de même du Coran, annoncé en arabe à des Arabes, mais transmettant
un message tout à fait universel, un message destiné à raviver et à
réactualiser les messages apportés à l’humanité par tous les Prophètes qui se
sont succédés.
Dans la sourate 54 (dite al-qamar), à quelques versets d’intervalle, Dieu
répète à quatre reprises :
Et certes Nous avons fait le Coran aisé pour que l’on se rappelle :
y aura-t-il alors quelqu’un qui se rappelle ?
Cette idée de « rappel » est fondamentale dans le Coran, où elle est
représentée par environ 280 termes.
Le Coran ne prétend pas révéler au monde des secrets cachés depuis l’aube des
temps et encore moins enseigner à l’humanité des mystères insondables : il a
pour objectif de rappeler l’homme à lui-même et à des vérités essentielles et
éternelles qu’il ne cesse d’oublier, tant et si bien qu’il en oublie aussi
tout ce qui le fait homme.
Comme le dit le verset 19 de la sourate 59 :
Ne soyez pas comme ceux qui ont oublié Dieu,
de sorte qu’Il les fit eux-mêmes s’oublier.
Le Coran est donc avant tout un «rappel»: il appelle à se ressouvenir de Dieu
et à se ressaisir en reprenant conscience de la nature essentielle de l’être
humain.
Ensuite, à partir de cette première prise de conscience de soi-même en tant
qu’homme et en tant que serviteur de Dieu, le Coran guide l’homme dans la
voie du ressouvenir, vers une connaissance toujours plus approfondie de
soi-même et de Dieu, car ces deux connaissances n’en font qu’une en réalité,
comme l’énonce clairement le hadith du Prophète qui dit:
«Qui se connaît lui-même connaît certes son
Seigneur.»
Or, ce «rappel» ne s’adresse pas qu’aux arabes.
Le destinataire du message est explicitement désigné à maintes reprises dans
le Coran: il s’agit de l’humanité dans son ensemble, les «gens», an-nâs , sans discrimination d’aucune sorte.
Ainsi, au verset 157 de la sourate 7, Dieu donne à Son messager l’ordre
suivant:
«Dis: “O vous, les gens,
en vérité je suis le messager deDieu [envoyé] pour vous tous»
Et vingt autres versets du Coran commencent par cette même
interpellation:
«O vous, les gens…»
Dieu n’est en effet pas le Seigneur d’un peuple ou d’une caste, Il est le
«Seigneur des hommes» — Rabbu n-nâs, comme Il Se qualifie Lui-même dans la
sourate 114 — et c’est aux hommes, à tous les hommes, qu’il adresse Son
ultime Message.
Or, l’homme peut-il se sentir concerné par un texte auquel il ne comprend
rien? Ou devrait-on attendre de l’humanité que tous
se fassent arabisants pour entendre le Message divin?
Certes, la méditation approfondie du Coran ne peut passer que par la langue
arabe, puisque c’est dans cette langue que Dieu S’est exprimé et que l’on ne
saurait toucher à cette expression sans la dénaturer: toute traduction du
Coran n’est plus Parole de Dieu, mais seulement parole humaine essayant de
refléter quelque éclat de la Parole divine.
Mais avant d’en arriver au stade de l’approfondissement, il faut bien d’abord
avoir entendu l’«appel» et y avoir répondu. Or cet «appel», qui doit
interpeller l’homme et susciter en lui l’éveil, ne peut être entendu par
chacun que dans une langue qui est la sienne.
Le devoir de «transmission» du Message est donc aussi, au moins dans une
certaine mesure, devoir de «traduction», car on ne peut transmettre à
quelqu’un que dans une langue qu’il comprend, faute de quoi on n’aurait rien
transmis.
Comme le dit Dieu au verset 4 de la sourate 14:
Nous n’avons envoyé de Messager que [parlant] la langue de son peuple,
pour qu’il leur parle clairement…