Le Récit des Pieux

Sourate (76) : L'Homme

A- La Sourate


5. Les vertueux boiront d'une coupe dont le mélange sera de camphre,
6. d'une source de laquelle boiront les serviteurs d'Allah et ils la feront jaillir en abondance...
7. Ils accomplissent leurs voeux et ils redoutent un jour dont le mal s'étendra partout.
8. et offrent la nourriture, malgré son amour, au pauvre, à l'orphelin et au prisonnier,
9. (disant) : ‹C'est pour le visage d'Allah que nous vous nourrissons: nous ne voulons de vous ni récompense ni gratitude.
10. Nous redoutons, de notre Seigneur, un jour terrible et catastrophique›.
11. Allah les protégera donc du mal de ce jour-là, et leur fera rencontrer la splendeur et la joie,
12. et les rétribuera pour ce qu'ils auront enduré, en leur donnant le Paradis et des [vêtements] de soie,
13. ils y seront accoudés sur des divans, n'y voyant ni soleil ni froid glacial.
14. Ses ombrages les couvriront de près, et ses fruits inclinés bien-bas [à portée de leurs mains].
15. Et l'on fera circuler parmi eux des récipients d'argent et des coupes cristallines,
16. en cristal d'argent, dont le contenu a été savamment dosé.
17. Et là, ils seront abreuvés d'une coupe dont le mélange sera de gingembre,
18. puisé là-dedans à une source qui s'appelle Salsabil.
19. Et parmi eux, circuleront des garçons éternellement jeunes. Quand tu les verras, tu les prendras pour des perles éparpillées.
20. Et quand tu regarderas là-bas, tu verras un délice et un vaste royaume.
21. Ils porteront des vêtements verts de satin et de brocart. Et ils seront parés de bracelets d'argent. Et leur Seigneur les abreuvera d'une boisson très pure.
22. Cela sera pour vous une récompense, et votre effort sera reconnu.
23. En vérité c'est Nous qui avons fait descendre sur toi le Coran graduellement.
24. Endure donc ce que ton Seigneur a décrété, et n'obéis ni au pécheur, parmi eux, ni au grand mécréant.
25. Et invoque le nom de ton Seigneur, matin et après-midi;
26. et prosterne-toi devant Lui une partie de la nuit; et glorifie Le de longues [heures] pendant la nuit.
27. Ces gens-là aiment [la vie] éphémère (la vie sur terre) et laissent derrière eux un jour bien lourd [le jour du Jugement].

On appelle cette sourate aussi "Al-Dahr" (Le Temps), ou "Hal Atâ" (littéralement : Est-il venu) d'après les deux premiers mots de la Sourate. On peut diviser les 31 versets qui la composent en deux parties principales.

La première partie (versets 1-22) est consacrée surtout à la description des conditions réjouissantes dans lesquelles reposera dans le Paradis une catégorie spécifique de Croyants, les "Pieux" dont nous parlerons en détail, lorsque nous aborderons le récit qui porte leur nom un peu plus loin.

Dans la seconde partie (versets 23-31) Allah conseille au Prophète (P) de s'armer de patience face aux pécheurs et aux renégats, de ne pas leur prêter oreille, et de n'avoir cesse d'évoquer le Nom du Seigneur et de Le glorifier.

Il est important, pour mieux comprendre le sens et la portée de cette sourate, d'en connaître les circonstances de la révélation. Selon Al-Allâmah Mohammad Hussein Tabâtabâ'î qui s'appuient sur des sources chiites et un grand nombre de sources sunnites, dignes de foi (lesquelles rapportent le témoignage du Compagnon Ibn 'Abbas) il ne fait aucun doute que la Sourate Al-Insân (L'Homme) a été révélée à la suite d'un événement dont les acteurs ou les héros étaient l'Imâm 'Ali, Fatima al-Zahrâ', et leurs deux fils al-Hassan et al-Hussain.

En effet Ibn 'Abbas a rapporté :

«Une fois, al-Hassan et al-Hussain étaient tombés gravement malades. Le Messager d'Allah (P) accompagné d'autres personnes est venu leur rendre visite. Les visiteurs suggérèrent à 'Ali de faire un voeu pour la guérison de ses fils. 'Ali approuva, et il formula le voeu, avec son épouse Fatima al-Zahrâ' et leur servante Fidh-dhah, de jeûner trois jours, si al-Hassan et al-Hussain venaient à guérir. Lorsqu'ils guérirent effectivement, il fallait tenir la promesse de jeûne. Comme la famille n'avait pas à ce moment les provisions nécessaires pour les repas de la rupture du jeûne, l'Imâm 'Ali emprunta à un Juif dénommé Cham'ûn al-Khaybarî trois çâ' d'orge à cet effet. On commença le jeûne et Fatima a moulu 1 çâ' (2,831 kg) de cette orge et a cuit cinq pains (un pain pour chacun). »

Lorsqu'ils se sont apprêtés à rompre le jeûne au crépuscule, un mendiant se présenta et s’écria : "Que la paix soit sur vous, ô gens de la maison de Mohammad ! Je suis un indigent parmi les indigents des Musulmans ! Nourrissez-moi, et Allah vous nourrira sur les tables du Paradis". Ils préférèrent lui offrir leur repas (les cinq pains) à leur détriment, et passèrent la nuit sans rien manger, se contentant de l'eau. »

Le lendemain ils entamèrent cependant le deuxième jour de jeûne; et au moment de la rupture du jeûne, un orphelin est venu frapper à leur porte, ils firent de même et lui donnèrent leur repas. »

A la fin du troisième jour de jeûne un captif leur demanda à manger, ils lui offrirent leur repas. »

Le lendemain, 'Ali amena ses deux fils chez le Prophète (P) qui, constatant qu'ils tremblaient de faim, comme des poussins, dit : "Que cela me fait mal de vous voir ainsi !". Aussi les ramena-ils à la maison de 'Ali; et là il a vu Fatima dans son mihrâb (lieu aménagé pour la prière), le ventre collé au dos, les yeux caves (creux). Cette scène l'affligea profondément. »

Là Jibrâ'îl (l'Archange Gabriel est descendu et après lui avoir dit : "O Mohammad ! Ceci vient d'Allah à propos de ta famille", il se mit à lui réciter la sourate.[1]». 

B- Le Récit

Les récits et les histoires qui nous présentent le milieu du "Paradis" sont parsemés dans le Noble Coran, comme nous le savons tous. Mais certains d'entre eux mettent l'accent sur un milieu spécifique ou des héros spécifiques qui ont des traits particuliers sur le plan du degré de leur piété et de leur rang dans la hiérarchie dans piété.

Ainsi la Sourate "Le Miséricordieux" a exposé deux milieux distincts dont chacun a ses propres personnages : deux paradis supérieurs et deux autres au-dessous d'eux.

La Sourate "L'Echéant" (Celle qui est inéluctable) nous présente également deux milieux, l'un "supérieur" pour les "premiers arrivés", l'autre "inférieur" pour les "gens de la droite".

Quant à la Sourate de "L'Homme" qui nous occupe ici, elle brosse le tableau d'un environnement spécial dont les héros sont qualifiés de pieux.

Il est de notoriété publique dans le domaine de l'exégèse que cette Sourate a été révélée à propos de l'Imâm 'Ali (p), de Fatima al-Zahrâ' (p), et de leurs deux fils al-Hassan (p) et al-Hussayn (p), lorsqu'ils ont offert leur repas de la rupture du jeûne à des pauvres pendant trois jours consécutifs où ils accomplissaient un jeûne votif.

Il est indéniable aussi que ce récit vise, en mettant en relief la question de l'altruisme et de sa récompense dans l'Au-delà, la présentation de l'environnement des "Pieux" en général, c'est-à-dire ceux qui offrent la nourriture par amour pour Allah à un indigent, à un orphelin et à un captif, sans attendre de personne ni récompense ni marque de gratitude.

Il ne fait pas de doute également que lorsque le récit consacre un tel environnement dont nous allons parler, c'est parce que la question de "l'offre de la nourriture pour la Face d'Allah", n'est qu'un des aspects de la conduite qui caractérise les "Pieux".

Si, pourtant, le récit a mis l'accent sur cet aspect, c'est à cause de son importance sur le plan de l'exercice à l'abandon du soi, et parce qu'il vise à nous inviter à adopter une telle attitude dans nos actes de piété.

Voyons à présent comment le récit introduit la péripétie de "l'offre de la nourriture pour la Face d'Allah", et puis, passons à la présentation du milieu du Paradis avec ses descriptifs pittoresques et plaisants qui ont polarisé la plupart des éléments attachés au dit milieu.

Le récit des "Pieux" débute comme suit :

«Les hommes pieux boiront à une coupe dont le mélange sera de camphre.»Les serviteurs de Dieu boiront à des sources qu'ils feront faillir à leur convenance.»Ils tenaient fidèlement leurs promesses, ils redoutaient un Jour dont le mal sera universel.»Ils nourrissaient le pauvre, l'orphelin et le captif pour l'amour de Dieu;»Nous vous nourrissons pour plaire à Dieu Seul; Nous n'attendons de vous ni récompense ni gratitude. » Oui, Nous redoutons, de la part de notre Seigneur, un Jour menaçant et catastrophique (...)»Mais Dieu les a protégés du malheur de ce Jour (...)[2]»

Ce début du récit révèle, sur le plan de sa structure artistique, une technique romanesque subtile et significative. Le récit débute par le milieu de l’histoire : l'environnement du Jour de la Résurrection, puis, revient au début des péripéties : l'environnement de la vie d'ici-bas, et reprend enfin celles-ci selon leur ordre chronologique qui commence par un lieu, le Paradis, et un temps, le Jour Dernier.

Ainsi il se déplace d'un environnement postérieur (le Paradis), vers un environnement antérieur (le bas monde), retournant ensuite vers l'environnement du Paradis, mais avec un début particulier et un retour particulier. Il est important de comprendre le pourquoi de ce procédé romanesque et son lien avec la signification idéologique que sous-tend le récit.

Donc la première question que le lecteur pourrait se poser est pourquoi le récit a-t-il débuté par la narration du Paradis de l'Autre monde et pourquoi a-t-il commencé par un élément spécifique (la boisson) et la façon dont elle est consommée, au détriment des autres éléments de l'environnement de l'Au-delà? Car en effet, le récit aurait pu aborder en premier lieu la description du Paradis en général, sa beauté et le plaisir qu'on y éprouve, comme il l'a fait dans les parties suivantes, par exemple :

«Il leur fera rencontrer la fraîcheur et la joie.IL les récompensera pour leur patience en leur donnant un jardin»[3] ... etc.

De même le récit aurait pu commencer tout d'abord par la présentation de la question de "l'offre de la nourriture" dans la vie d'ici-bas, et ses conséquences heureuses dans l'Autre monde, et non pas, comme il le fait, en commençant par le Paradis, en retournant ensuite vers le bas monde, et en revenant après au Paradis.

Quelle est donc la signification artistique de cette construction du récit de la Sourate ?

On peut suggérer, en ce qui concerne la question de savoir pourquoi commencer par la présentation de l'Au-delà et plus précisément de la boisson qu'on y sert, que le récit a pour objet de mettre en évidence les personnages de "Pieux" en particulier, en raison de leur distinction par des traits spécifiques qu'on ne retrouve pas chez les personnages ordinaires, et la récompense de l'Au-delà, consécutive à leur conduite dans la vie d'ici-bas.

De là, le récit a commencé par la présentation des "Pieux" de la façon suivante : «Les hommes pieux boiront etc... » pour annoncer la récompense de leur mérite. Or, faire miroiter la récompense a un grand effet psychologique sur la conduite et pousse à réformer et à discipliner celle-ci. Cela est une évidence.

Quant à savoir pourquoi le miroitement de la récompense commence par la description des coupes et des sources avec leurs odeurs agréables qu'elles feront jaillir à leur convenance..., c'est parce que cela se rapporte à la plus forte des pulsions vitales de l'homme.

En effet, on sait, en psychologie que la pulsion de la soif est la plus forte et la plus pressante des pulsions humaines, se classant même avant la pulsion de la faim, laquelle vient avant toutes les autres pulsions vitales. Ceci concerne les pulsions primaires.

Quant aux pulsions moins pressantes, mais qui se classent tout de même parmi les pulsions de racine vitale, la pulsion esthétique se situe au sommet, surtout lorsqu'elle est associée à un besoin pressant et primaire telle la soif.

De là, nous réalisons l'importance (artistique) du commencement du récit par la boisson et de son association avec les besoins ou les plaisirs esthétiques qui lui sont liés, tels que «la coupe dont le mélange sera de camphre», «des sources que Nous ferons jaillir en abondance...».

Notons-le bien. A peine le récit a-t-il entamé la description de la vie de l'Au-delà à travers ses coupes et ses sources, il est revenu vers la vie d'ici-bas promptement pour nous rappeler "les hommes pieux" qu'il décrit ainsi :

«Ils tenaient fidèlement leurs promesses; ils redoutaient un Jour dont le mal sera universel.»Ils nourrissaient le pauvre, l'orphelin et le captif, pour l'amour de Dieu.»"Nous vous nourrissons pour plaire à Dieu Seul; nous n'attendons de vous ni récompense, ni gratitude.Oui, nous redoutons, de la part de notre Seigneur, un Jour menaçant et catastrophique".»Mais Dieu les a protégés du malheur de ce Jour...»[4]

Le récit lie le milieu dont il a décrit un élément (la boisson) à la conduite de l'homme dans le bas monde, conduite qui a qualifié les héros pour cette position enviable au Paradis.

Donc, ce qui est visé essentiellement dans le récit, c'est la conduite terrestre de l'homme. C'est pour cette raison que le récit a rompu la chaîne de la description pour nous ramener à la vie d'ici-bas, et nous faire ainsi (par ce procédé romanesque) comprendre et saisir l'importance de cette conduite.

Cette conduite visée consiste en: le respect de la promesse, la crainte d'un Jour menaçant et catastrophique, l'offre de la nourriture pour l'amour d'Allah et non pour l'obtention d'une récompense et d'un signe de gratitude de la part d'autrui etc...

Ce sont donc ces traits caractéristiques de la conduite, en particulier, à l'exclusion de tout autre, que le récit veut souligner et signaler à l'attention du lecteur.

Il est à noter aussi, que le récit a fait connaître certains traits caractéristiques de cette conduite sous forme de monologue intérieur prêté aux héros : «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah[5]», «nous redoutons, de la part de notre Seigneur un Jour menaçant et catastrophique»[6].

Quelle est donc l'importance de ce monologue intérieur ? Tient-il lieu de la narration d'un récit qui a ses héros et ses péripéties ? Puis quel est le lien entre ce monologue intérieur avec la conduite visée dont il est question ?

Nous avons dit que le récit a suivi un procédé romanesque consistant à rompre la chaîne de la présentation descriptive du Paradis pour revenir au bas monde où il nous raconte l'histoire de ceux qui tiennent leur promesse, qui offrent la nourriture, qui redoutent un Jour menaçant et catastrophique, qui nourrissent (le pauvre etc.) pour l'amour de Dieu et non pour rechercher une récompense ou une reconnaissance d'autrui.

Ce message que le récit véhicule requiert que l'on s'y arrête et que l'on y médite.

Tout d'abord, la valeur romanesque dudit message réside dans le fait qu'il lie le particulier et le général, passe du partiel au total, du particulier au général, des individus au public, et c'est cela le propre de l'art grandiose.

Expliquons-nous. Le récit nous transmet l'anecdote de quelques personnages qui représentent un modèle de l'élite de l’humanité : L'Imâm 'Ali, Fatima al-Zahrâ' (son épouse et la fille chérie du Saint Prophète), et leur deux fils "Al Hassan" et "Al-Hussain", et leur servante "Fidh-dhah".

Ces gens ont fait une promesse ou formé un voeu à Allah. Or tenir la promesse est obligatoire. Cela va de soi.

Ils avaient promis de jeûner pendant trois jours. Ils l'ont fait effectivement. Mais ce qui s'était produit entre-temps, c'est qu'ils avaient offert leur repas de rupture du jeûne, le premier jour à un indigent qui avait frappé à leur porte, le second jour à un orphelin qui fit de même, et le troisième jour à un captif qui les a sollicités.

Evidemment, le récit ne nous a pas rapporté les détails de cette histoire, ni n'a mentionné ses héros. Ce sont les textes de tafsîr (exégèse) qui s'en sont chargés.

De là, l'importance de "l'art romanesque" dans le récit coranique: il nous propose des thèmes généraux et universels qui ignorent le temps et l'espace, se contentant de présenter des concepts, des idées et des sujets qui concernent tous les êtres humains et non une catégorie à l'exclusion d'une autre, toutes les époques et tous les temps, et non une région en particulier ou une époque particulière à l'exclusion d'autres, idées, concepts et thèmes qui tiennent lieu d'instructions, de commandements, de recommandations, de directives dont doivent tenir compte tous les humains, lesquels n'ont pas été créés sans finalité, mais pour qu'ils s'acquittent de leur fonction ou de leur devoir d'adoration sur la terre, devoir tiraillé par les deux pôles du conflit qui habite l'homme: l'esprit et la volupté, le bien et le mal, la piété et le libertinage, l'objectivité et la subjectivité.

Font partie de ce devoir ou de cette fonction: le respect de la promesse, quelle qu'elle soit; l'offre de la nourriture aux démunis; l'action en vue de satisfaire Allah et non dans le but de recevoir des remerciements de la part des gens; la crainte du Jour du Compte.

Ces quatre devoirs font partie de divers autres devoirs que le Ciel a fixés pour les êtres humains. Et si ce récit a mis l'accent sur ces quatre devoirs en particulier, c'est d'une part à cause de leur importance, et d'autre part, parce que les autres devoirs sont présentés dans d'autres récits ou textes coraniques.

Le premier devoir ou thème exposé dans notre récit est la tenue de la promesse.

Les expériences humaines nous ont montré que beaucoup de gens implorent Allah et se dirigent vers Lui lorsqu'ils vivent dans l'adversité ou lorsqu'ils sont atteints d'un mal, mais que, dès qu'ils s'en sortent, ou dès qu'ils en sont soulagés, ils oublient les grands bienfaits du Miséricordieux et s'en éloignent.

C'est là une vérité familière à nous tous. Le Coran et la Sunna en parlent si souvent qu'il n'est pas nécessaire d'en citer des exemples.

La promesse ou le voeu est l'une des formes sous lesquelles on fait appel à Allah pour nous sortir du pétrin. La tenue ou le respect de la promesse ou du voeu est un acte positif réclamé par le Ciel. Et au contraire, le non-respect de la promesse faite lors de la formulation d'un voeu, équivaut à un oubli, une ignorance ou une négligence des Bienfaits divins, et un retour vers soi.

Le récit coranique, lorsqu'il met en évidence "ceux qui tiennent leur promesse" après qu'il a abordé le Paradis, établit un lien de cause à effet entre l'obtention de cette position au Paradis et l'accomplissement de l'acte de "la tenue de la promesse", et ce à un tel point qu'il confère le qualificatif de "pieux" aux héros qui observent une telle conduite (la tenue de la promesse).

Le deuxième devoir est la crainte du Compte du Jour Dernier :

«Ils tiennent fidèlement leurs promesses et ils redoutent un Jour dont le mal sera universel»[7].

Il ne fait pas de doute que la crainte du Compte constitue un trait général des "pieux", du fait que le manquement dans les actes d'adoration est à craindre toujours lorsqu'on sait qu'il est difficile de s'acquitter de tout ce que mérite le Ciel pour les Bienfaits infinis qu'IL nous accorde.

Mais le fait de lier ce trait au contexte de la tenue de la promesse signifie qu'une importance particulière est conférée à celle-ci et à son respect, lorsqu'elle est associée à la crainte (au cas où la promesse ne serait pas tenue) d'un Jour où "le mal sera universel".

Quant aux deux autres devoirs, le troisième et le quatrième, ce sont : "l'offre de la nourriture aux démunis", et "le fait que cette offre soit faite pour l'amour d'Allah et non pour s'attirer la gratitude d'autrui".

Ces deux devoirs revêtent sans doute une grande importance, surtout lorsqu'on remarque que le dernier devoir : "offrir la nourriture pour l'amour d'Allah", a été présentée sous forme de monologue intérieur prêté aux héros.

Le fait d'offrir le repas constitue en soi un acte révélateur d'une tendance à sortir de l'égoïsme et à s'acheminer vers l'altruisme. C'est un partage des soucis des autres, c'est une façon de sympathiser avec eux. C'est une remise en cause du moi, et une tentative de sortir de l'attachement à soi-même pour porter les soucis des gens sur soi.

Il est à noter que le récit a présenté trois types de démunis : "l'indigent", "l'orphelin" et "le captif", chacun d'eux incarne une sorte particulière du besoin matériel, associée à ses traits psychologiques.

Ainsi, l'indigent est celui qui manque de tout en général, car il ne possède rien. L'orphelin est marqué par la perte d'un père qui devrait l'entourer de ses soins affectifs et matériels. Le captif se caractérise par un autre trait psychologique, à savoir son dépaysement social.

Lorsque le récit choisit ces types de démunis qui, bien qu'ils diffèrent dans leurs traits psychologiques, ont en commun la pauvreté, il met en exergue l'importance de l'offre de la nourriture, et sa contribution diverse à toutes les formes de la satisfaction de leurs besoins, avec toute la joie que cela suscite chez chacun des pauvres nourris, ainsi que chez les nourrisseurs eux-mêmes, lorsqu'ils seront récompensés, le Jour Dernier, par la nourriture exquise du Paradis, que le récit s'est évertué de décrire.

En d'autres termes, il faut que le lecteur se rende compte de l'équilibre artistique dans le récit entre la satisfaction alimentaire que les pieux procurent aux affamés, et la diversité de type d'affamés d'une part, et la satisfaction alimentaire que le Ciel procure aux premiers et la variété de sortes de satisfaction qui attend ces héros.

Cet équilibre architectural entre ceux qui nourrissent et ceux qui sont nourris, dans le bas monde, et la récompense qui attend les premiers dans l'Autre monde révèle l'un des aspects artistiques que le lecteur de l'oeuvre coranique ne devrait pas manquer de remarquer.

En tout état de cause, lorsque le récit attire notre attention sur l'importance du don alimentaire, il propose un concept particulier à cet acte, à savoir que l'offre de nourriture doit être faite pour l'amour d'Allah et non dans le but de se faire une bonne réputation ou d'obtenir la gratitude des gens.

Tel est le quatrième et dernier des devoirs que le récit a présentés. Mais ce devoir ou cet acte revêt une importance primordiale dans le domaine de l'exercice au détachement de soi-même. Aussi le récit lui a accordé une place particulière et en a fait, le seul critère de la justesse de la conduite tout en lui attribuant le mérite de la récompense du Jour Dernier et lui appliquant le titre de "pieux", auquel ce récit lui a été consacré, comme nous allons le voir bientôt.

Il y a différents types d'hommes qui font le don de nourriture et qui distribuent de l'argent aux pauvres, mais cet acte en soi n'est pas forcément révélateur d'une conduite saine ou d'une marque d'abnégation chez le "bienfaiteur".

Bien plus, le don de la nourriture et la générosité en général pourrait devenir un indice d'un défaut chez le donateur, lorsque celui-ci vise par son acte de générosité à redorer son image ou à arracher des remerciements. En d'autres termes il recherche, en agissant ainsi, une satisfaction personnelle et ne fait que s'enfoncer dans son égocentrisme.

Un tel "bienfaiteur" ou un tel "donateur généreux", n'est pas dans, le fond différent d'un avare qui refuse de dépenser ce qu'il possède. En effet, l'avare recherche à satisfaire son soi et reste égocentrique en s'efforçant de s'attirer tout ce qui réalise un gain pour lui-même. Or une telle attitude est considérée comme un trait d'aberration.

Celui qui prodigue son argent pour se forger une position sociale ou pour qu'on lui témoigne de la gratitude, est empreint de la même marque d'aberration, car tout comme l'avare, il recherche à satisfaire son moi et agit par intérêt. Tous les deux sont donc égocentriques. La seule différence qui les départage, c'est que le donateur recherche une satisfaction psychologique personnelle alors que l'avare recherche la satisfaction matérielle personnelle.

C'est pourquoi, le récit qui nous occupe ici n'a pas abordé la question de l'offre de la nourriture séparément de son aspect sain; il a présenté le "nourrissement" de l'indigent, de l'orphelin et du captif, associé au monologue intérieur des héros du récit, qui se sont dit, comme s'ils s'adressaient, dans leur for intérieur, aux bénéficiaires, et sans le leur dire ni le leur montrer: «Nous vous nourrissons pour plaire à Dieu Seul; nous n'attendons de vous ni récompense, ni gratitude»[8].

Le deuxième trait de l'art romanesque qui marque cette partie du récit, c'est le procédé de répétition concernant la crainte qu'inspire, aux pieux, le Compte, le Jour Dernier. Ainsi, après avoir évoqué la nourriture que les héros avaient offerte pour l'amour d'Allah, le récit s'est attaché à prêter immédiatement, à ces derniers, les propos suivants: «Nous redoutons de la part de notre Seigneur un Jour menaçant et catastrophique»[9].

Or on sait que le récit a déjà mentionné, le fait que ces héros redoutaient ce Jour à une autre occasion : «ils tiennent leurs promesses, ils redoutent un Jour dont le mal sera universel»[10].

Cette répétition veut signifier que chacune de leurs actions ou chacun de leurs gestes est associé à la crainte du Compte du Jour Dernier, et confirme par la même occasion que le ""nourrissement"" est un acte accompli uniquement pour satisfaire Allah, et ce à tel point qu'ils craignent en permanence de devoir Lui rendre des comptes pour tout geste dont se dégage la moindre odeur d'égoïsme.

Il y a un troisième trait artistique qui mérite d'être souligné et appelle à la réflexion, à savoir le procédé de dialogue que le récit a utilisé à propos du "nourrissement" pour l'amour d'Allah et rien d'autre.

En effet, le récit a recouru au procédé de narration lorsqu'il a abordé la question de la tenue de la promesse, alors qu'il a présenté celle du "nourrissement" sous forme de dialogue.

Dans le cas du "nourrissement", le récit a relaté la crainte que le Jour du Compte inspire aux pieux : «Ils tiennent leurs promesses et ils craignent un Jour dont le mal sera universel».

Tandis que dans celle du "nourrissement", il a donné la parole aux héros pour qu'ils s'expriment eux-mêmes : «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah Seul; nous n'attendons de vous ni récompense, ni gratitude»[11]. «Nous redoutons de la part de notre Seigneur un Jour menaçant et catastrophique»[12].

Ce passage du procédé de narration au procédé de dialogue revêt sans aucun doute une grande importance dans la mesure où il permet de dégager, comme on va le voir, les significations idéologiques que le récit vise. Quelle est cette importance ?

D'aucuns pourraient dire, relativement aux héros du récit, que lorsque ceux-ci avaient fait une promesse à Allah, le problème de la tenue de cette promesse restera une affaire entre eux et leur Créateur et ne s'étendra pas à d'autres. Toute l'affaire consiste en un jeûne de trois jours, et il fut accompli convenablement. Ceci ne requiert ni dialogue ni personnages.

En revanche, la question du "nourrissement" a trait à d'autres personnages, "l'indigent", "l'orphelin" et "le captif" à qui le repas est offert, ce qui a nécessité qu'on dise à leur attention, les propos suivants, soit en leur adressant la parole directement, soit en parlant à soi-même silencieusement, soit en formant la parole mentalement : «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah, ... nous redoutons ...».

Les textes de tafsîr jettent sur ce sujet suffisamment de lumière pour permettre de le comprendre clairement. Certains de ces textes affirment que l'un des personnages, l'Imâm 'Ali (p) s'est adressé à Allah dans les termes suivants, après avoir offert le repas : «Ô notre Dieu, remplace notre repas que nous avons manqué par ce qui en est meilleur».

Mais comme on peut le constater, cette affirmation, en supposant que ledit tafsîr soit crédible, relie ce dialogue à Allah et non aux pauvres à qui cet énoncé: «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah ...» est manifestement adressé.

D'autres textes de tafsîr nous donnent une explication plus pertinente en affirmant: «'Ali (p) n'a jamais prononcé ni formé cette parole «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah; nous n'attendons de vous ni récompense, ni gratitude», mais c'est Allah Qui a su que, dans son coeur (esprit ), 'Ali (p) a nourri pour plaire au Ciel, et IL lui a fait savoir ce qu'IL sait de ce qui se passe dans son coeur et qu'il ne prononce pas.

Selon un autre texte exégétique : Par Allah, ils ('Ali, Fatima, al-Hassan et al-Hussain) n'ont pas prononcé ces propos. Ils les ont formés dans leurs esprits seulement, mais c'est Allah Qui les a informés de ce qu'ils avaient formé mentalement.

Ces deux derniers textes de tafsîr, éclaircissent complètement le sujet, en affirmant que les héros n'ont pas adressé ces paroles aux indigents, ou bien plus, ils ne les ont pas même dits silencieusement à eux-mêmes, mais qu'ils les ont conçus dans leurs esprits, et qu'Allah a su ce qu'ils ont pensé et l'a fait savoir.

La question qui se pose encore est : Quelle est l'explication artistique d'un tel monologue intérieur ?

La valeur de l'art romanesque s'affirme ici clairement, lorsque nous réalisons que le récit décèle de lui-même et sans le concours des textes de tafsîr, ses traits artistiques à travers le mode de présentation des héros et de leur façon de penser, de telle sorte que le lecteur puisse en induire plus d'une signification, même sans avoir recouru à l'exégèse.

Tout lecteur averti que l'expérience lui a appris à apprécier une oeuvre romanesque, peut, sans trop de peine, conclure que nos héros n'ont pas prononcé la parole «Nous vous nourrissons ... etc.», «Nous redoutons de la part de notre Seigneur ...», puisque rien dans le récit ne justifierait le contraire.

Ainsi, les trois indigents étaient venus l'un après l'autre et non en même temps, ni ensemble pour qu'on ait pu leur adresser les propos en question à la troisième personne du pluriel; de même, les trois démunis qui ne possédaient pas, de toute évidence, de quoi nourrir les autres, ne se trouvaient donc pas en situation qui permette qu'on leur adresse le prêche contenu dans le monologue.

Pour toutes ces raisons et d'autres, la parole adressée à leur intention ne peut être, sur le plan de la technique romanesque, qu'un monologue intérieur et non un élément de dialogue avec l'indigent, l'orphelin et le captif.

Mais la question qui se pose maintenant est pourquoi le récit a-t-il utilisé ici l'élément de dialogue, et ne l'a pas fait à propos de l'énonciation du thème de la "tenue de la promesse" alors que les deux cas traduisent une même situation : la relation des héros s'est limitée à Allah et à personne d’autre ?

A notre avis, le récit vise à attirer notre attention sur l'importance de l'offre de nourriture ou de toute attitude qui porte intérêt à autrui, par amour pour Allah et non dans l'intention d'attirer pour soi l'estime ou la gratitude. Dès lors un tel acte requiert une formation intérieure ou mentale de l'intention (et non une extériorisation ou une déclaration de cette intention), qui naît et se meut dans le cadre des sentiments.

En outre, lorsque le récit laisse les personnages eux-mêmes présenter dans leur langage leurs sentiments, il crée un grand effet chez lecteur, effet qui le conduit à réformer sa conduite et à vivre avec une telle vérité en se la répétant au fond de lui-même chaque fois qu'il accomplit un acte de bienfaisance envers autrui, en dialoguant avec lui-même: «Je l'ai fait pour Allah» ou en adressant sa pensée, mais sans la traduire en paroles prononcées, aux bénéficiaires de son acte de générosité: «J'ai fait cela pour plaire à Allah et non à vous».

Dans notre vie quotidienne, nous formons mentalement de milliers de pensées sans en parler à personne. Bien plus, la pensée elle-même est un langage non prononcé. L'importance de la transmission des pensées aux autres à travers le monologue intérieur est très familière aux lecteurs du "roman psychologique" moderne, qui s'est développé dans la troisième décennie de notre siècle, et qui accorde une telle importance ou place au monologue intérieur, que celui-ci constitue parfois la quasi-totalité du tissu du roman.

En résumé, lorsque le récit coranique nous a transmis par la bouche des héros une parole qu'ils n'ont pas prononcée, mais qu'ils ont formée mentalement ou conçue sous forme de pensées qu'il a traduite lui-même en langage vivant, il a utilisé les courbes du langage de l'esprit auxquelles nous devons nous arrêter longuement pour découvrir leur importance artistique et comprendre par ce biais les idées que le récit veut nous faire parvenir, concernant la fonction que le Ciel a assignée à l'homme sur la terre, laquelle fonction n'est autre que sa mise à l'épreuve.

Récapitulons pour mieux comprendre ce qui vient d'être avancé. Nous avons déjà dit que lorsque les "Pieux" ou les héros d'Ahl-ul-Bayt (p) ont nourri l'indigent, l'orphelin et le captif, en disant : «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah; nous n'attendons de vous ni récompense, ni gratitude. Nous redoutons de la part de notre Seigneur un Jour menaçant et catastrophique»[13], ils n'ont pas prononcé ces paroles, selon les textes de tafsîr, mais que c'est Allah Qui a su ce qu'ils ont pensé, et que c'est le récit qui a transcrit leur pensée sous cette forme langagière.

Il nous appartient, maintenant après avoir expliqué brièvement quelques données de ce genre de monologue intérieur, de l'étudier, d'une façon plus exhaustive, en raison de l'importance de ce procédé littéraire auquel a recouru le récit coranique, procédé dont les subtilités artistiques avaient échappé aux anciens rhétoriciens et critiques à cause de la limite des connaissances scientifiques de leur époque.

Les critiques modernes se sont rendus compte (en raison du développement des connaissances psychologiques dès le début du 20e siècle) de l'importance et des secrets des activités de l'esprit ainsi que de la façon de leur organisation et de leur soumission tantôt à la conscience tantôt à l'inconscience, à travers ce qu'on appelle en terminologie psychologique, l'association d'idées. Ils ont en outre perçu la nature des idées et leur lien avec le langage exprimé ou non exprimé, c'est-à-dire les idées qui prennent forme dans l'esprit sans qu'elles soient transférées vers l'appareil phonatoire.

Il est évident que la transmission des idées - telles qu'elles sont élaborées dans l'esprit - aux autres est une opération difficile à réaliser avec précision en raison du chaos du processus de la pensée et sa non soumission à un ordre uniforme ou monotone, car l'homme peut penser à la troisième personne (il, elle), puis changer subitement pour élaborer sa pensée à la deuxième personne (tu, vous), et passer sans délai à la première personne (je, nous), et ainsi de suite.

Le processus de l'association d'idées que certains romanciers modernes ont essayé de traduire en oeuvre romanesque à travers le monologue intérieur prolongé et dépouillé d'une suite logique est sans doute l'une des tentatives de la traduction du processus de la pensée, avec son déplacement d'un pronom personnel à l'autre, et ses sauts d'un sujet à l'autre qu'impose le mécanisme de cette association d'idées, mais s'avère être, en fin de compte, sans aucun doute très utile pour la découverte des tréfonds de l'homme, de la nature de ses sentiments, surtout lorsqu'on sait qu'aucun autre moyen n'est possible pour faire cette élucidation, tant que l'homme continue de penser avec un langage non exprimé par la parole.

Ce qui nous importe ici, c'est d'attirer l'attention sur le fait que si le récit coranique nous a présenté les pensées des héros (c'est-à-dire l'énoncé «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah; nous n'attendons de vous ni récompense ni gratitude»), sous une forme non prononcée, c'est parce que ce procédé est une vérité psychologique qui renferme des secrets qu'il est nécessaire de faire connaître afin de nous en servir dans notre conduite.

Un individu pourrait bien parler à lui-même en se disant (mais sans le prononcer) : «J'ai nourri ce pauvre pour la Face d'Allah». Il pourrait aussi destiner la parole suivante (mais sans la prononcer ou sans qu'on l'entende) à un pauvre : «Je t'ai nourri pour plaire à Allah».

Il pourrait également penser d'une façon vague et imprécise à un sujet spécifique "l'offre de nourriture au pauvre pour la Face d'Allah", sans que cette pensée soit conçue sous forme d'un vocabulaire déterminé, mais plutôt en termes de concepts - tels ceux qui passent par sa tête tout au long de son éveil et de son état de conscience, à propos de ce qui se passe autour de lui.

La question qui se pose maintenant est: les héros d'Ahl-ul-Bayt (p) «en nourrissant les pauvres» et en formant alors leur pensée à la deuxième personne (vous):  «Nous vous nourrissons» pour plaire à Dieu; nous n'attendons de vous ni récompense ni gratitude», leur pensée était-elle porteuse d'une signification particulière pour que le récit la mette en exergue de sorte que le lecteur la perçoive clairement et s'en serve pour façonner et corriger sa conduite chaque fois qu'il accomplit un acte d'adoration?

Il est indubitable que les personnes visées par le pronom personnel "vous", en l'occurrence, "l'indigent", "l'orphelin" et "le captif" n'ont pas entendu les propos conçus à leur adresse mais non traduits en parole prononcée, ce qui signifie par conséquent que le fait de penser dans un langage au vocatif revêt une importance certaine, dans un tel cas, sur le plan de la qualité de l'acte d'adoration chez l'homme.

A notre avis, l'importance artistique d'un tel monologue intérieur adressé aux "pauvres" tient au fait que lorsque les héros qui sont soucieux d'aider ces derniers (les pauvres), s'adressent à eux (mentalement seulement), c'est pour exprimer leur souci d'aider autrui, mais que, étant donné qu'ils ne recherchent ni la gratitude des pauvres ni aucune considération mondaine, ils ne traduisent pas leur souci de bienfaisance en langage parlé, mais se contentent de s'adresser à eux par la pensée.

Or, il n'y a aucun doute qu'une telle noble attitude revêt une grande importance. Elle révèle la tendance philanthropique de l'homme, montre le souci des pieux d'aider les autres et de subvenir à leurs besoins, à un tel degré que ce souci occupe une surface d'autant plus grande de leur pensée qu'il risque de déborder et de se trouver sur le point de s'exprimer en paroles adressées directement aux autres et traduisant un amour altruiste exubérant.

Mais étant donné que leur amour d'autrui émane de leur amour pour Allah, ils le gardent pour eux-mêmes, et ne le déclarent pas aux autres; il ne s'exprime que sous forme de monologue intérieur ou au niveau de la pensée.

Telle est donc la subtilité artistique du recours à ce monologue intérieur que le récit a prêté à ses héros pieux pour nous conduire, nous les lecteurs, à revoir notre attitude et à la calquer sur celle de ces héros, lorsque nous apportons notre aide aux autres et à pourvoir à leurs besoins, et dans tous nos actes d'adoration. Car, autrement, tout acte d'adoration qui s'associerait au désir d'obtention d'un témoignage de reconnaissance ou d'un acquis personnel, la considération sociale, par exemple, perdra tout son effet auprès d'Allah.

Là, le récit touche à sa fin, pour ce qui concerne les héros qui y évoluaient. Il a commencé par la présentation des Pieux et du milieu (le Paradis) qui leur est préparé : «Les Pieux boiront à une coupe dont le mélange sera de camphre. Les serviteurs d'Allah boiront à des sources qu'ils feront jaillir à leur convenance»[14]. Puis, il a quitté le Paradis et sa boisson avec ses coupes et ses sources, pour ramener les péripéties vers la vie ici-bas, où il nous a décrit par un procédé romanesque original que nous avons déjà expliqué, l'aspect de la conduite des héros, pour lequel le titre de pieux leur fut décerné et cette position enviable de Paradis leur fut accordée.

Maintenant le récit retourne au milieu du Paradis pour en poursuivre la description :

«Mais Dieu les a protégés du malheur de ce Jour. IL leur fera rencontrer la fraîcheur et la joie.»IL les a récompensés pour leur patience en leur donnant un Jardin et des vêtements de soie»[15].

Nous nous rappelons que les héros avaient fait part de leur crainte : «Nous craignons de la part de notre Seigneur un Jour menaçant et catastrophique».

Et voilà que le Ciel les rassure : «Mais Dieu les a protégés du malheur de ce Jour».

Mieux, voilà que le Ciel les récompense aussi pour avoir agi par amour pour Allah : «IL leur fera rencontrer la fraîcheur et la joie», et poursuit la description du Paradis par lequel ils ont été récompensés : «IL les récompensera pour leur patience en leur donnant un Jardin et des vêtements de soie».

Puis le Ciel continue à exposer les détails pittoresques du confort et du luxe du Paradis par lequel il les a récompensés :

«Là, accoudés sur des lits d'apparat, ils n'auront à subir ni soleil ardent ni froid glacial,»Ses ombrages seront à proximité et ses fruits inclinés très bas, pour être cueillis.»On fera circuler parmi eux des vaisseaux d'argent et des coupes de cristal,»de cristal; d'argent et remplies jusqu'au bord.»Ils boiront une coupe dont le mélange sera de gingembre puisé à une source nommée là-bas : "Salsabîl".»Des éphèbes immortels circuleront autour d'eux. Tu les compareras, quand tu les verras, à des perles détachées.»Quand tu regarderas là-bas, tu verras un déclic et un faste royal.»Ils porteront des vêtements verts, de satin et de brocart. Ils seront parés de bracelets d'argent. Leur Seigneur les abreuvera d'une boisson très pure.»"Cela vous est accordé comme une récompense. Votre zèle a été reconnu !"»[16]

Avant de traiter de ces détails du milieu paradisiaque, il faudrait attirer l'attention sur les descriptions et scènes consacrées à tous les instruments de la boisson et qu'on ne retrouve, nulle part ailleurs que dans ce récit en particulier, ce qui permet de déduire que cette particularité se rapporte à la nature de la conduite des pieux (les héros de ce monde), aux données du monologue intérieur conçu par les héros en proclamant dans leur tréfonds: «Nous vous nourrissons pour plaire à Allah, nous n'attendons de vous ni récompense ni gratitude. Nous craignons de la part de la part de notre Seigneur un Jour menaçant et catastrophique ...».

Ce monologue dont nous avons expliqué la valeur artistique (du fait qu'il décèle les secrets du processus de la pensée) a trait aux petits détails de la description propre, à ce récit, ce qui peut nous servir de modèle à suivre et nous amener à réformer notre conduite vis-à-vis de notre tâche de lieutenance sur cette terre, comme Allah nous l'a demandé.

Nous avons dit que la Sourate "Al-Insân" (L'Homme) ou le récit des "Pieux" qu'elle renferme, demeure de tous les récits coraniques celui qui comprend la plus importante description du Paradis, des détails pittoresques de ses bienfaits et de son bien-être: les boissons, les mets, les demeures, les vêtements.

Le lecteur n'a pas besoin de faire un grand effort de réflexion pour comprendre la raison de ces détails descriptifs du milieu paradisiaque qui caractérisent ce récit, étant donné que celui-ci met en scène des "pieux" qui ont offert leurs repas à l'indigent, à l'orphelin et au captif, et préféré la faim et la soif pour eux-mêmes afin d'apaiser la faim des autres, et que subséquemment (à leur endurance et à leur privation) Allah les a récompensés par leur rassasiement dans l'autre monde, de telle sorte que la grandeur de la récompense (rendue par la densité et la richesse de la description) corresponde à la grandeur du mérite de l'acte d'abnégation et d'altruisme des héros.

Pour que le lecteur réalise clairement la richesse et l'opulence des bienfaits qui ont été préparés pour les pieux, il est nécessaire d'en examiner les détails plus exhaustivement :

Le récit a exposé six besoins relatifs aux pulsions vitales (biologiques) de l'homme. Les uns sont essentiels (selon notre critère humain), d'autres secondaires. Ces besoins sont :

1- L'eau;
2- La nourriture;
3- Le logement;
4- Le vêtement;
5- Les services;
6- La beauté (l'esthétique) (par "beauté" nous entendons le sens esthétique chez l'homme concernant les paysages de la nature et les articles de bien-être dont il se sert pour satisfaire ses différents besoins).

Il est évident qu'au-delà de ces six besoins, il n'y en a pas d'autres (sauf le besoin sexuel) dans le cadre du milieu où l'homme de ce bas monde ou celui de l'autre monde vit. Notons au passage que le récit a mis l'accent sur certains besoins plus que sur d'autres et que cette insistance a une explication artistique que nous devons connaître, après qu'on aura compris la raison du soulignement de la diversité du bien-être et de son lien avec la conduite terrestre des héros, conduite à travers laquelle ils ont enduré les difficultés de la vie, et pour laquelle ils ont été récompensés par les merveilles du bien-être paradisiaque. De même, on peut remarquer aussi l'absence de l'élément "femme" parmi lesdits besoins, et on doit en rechercher et connaître la raison.

Voici quelques exemples de ces six besoins :

1- L'Eau

- «Les pieux boiront à une coupe dont le mélange sera de camphre. Les serviteurs de Dieu boiront à des sources qu'ils feront jaillir à leur convenance»[17].
- «On fera circuler parmi eux des vaisseaux d'argent et des coupes..[18].
- «Ils boiront une coupe dont le mélange sera de gingembre»[19].
- «Puisée à une source nommée là-bas "Salsabîl"»[20].
- «Leur Seigneur les abreuvera d'une boisson très pure»[21].

2- La Nourriture

- «Ses ombrages seront à proximité et ses fruits inclinés très bas pour être cueillis»( [22].

3- Le Logement

- «Là, accoudés sur des lits d'apparat, ils n'auront à subir ni soleil ardent, ni froid glacial»[23].

- «Quand tu regarderas là-bas tu verras un délice et un faste royal»[24].

4- Le Vêtement

- «Ils porteront des vêtements verts, de satin et de brocart. Ils seront parés de bracelets d'argent»[25].

5- Les Services

- «Des éphèbes immortels circuleront autour d'eux. Tu les compareras, quand tu les verras, à des perles détachées»[26].

6- Le Besoin Esthétique

Ce besoin comprend la variété et la diversité des moyens de satisfaction de chacun des besoins énumérés, comme la variété des ustensiles utilisés pour s'abreuver : coupes, carafes etc. ; la variété des vêtements : satin, brocart, bracelets, etc.

La première remarque qu'appelle ce qui précède est que l'eau (et les ustensiles dans lesquels elle est servie) constitue un élément dominant tous les autres besoins, et ce autant par la profusion des détails la concernant que par la diversité des ustensiles utilisés dans sa consommation, que par la variété de l'eau elle-même, que par sa place dans l'ordre de la présentation des besoins mis en exergue.

La motivation artistique de cette dominance tient, comme nous l'avons déjà signalé brièvement au passage, au fait que la pulsion de la soif chez l'être humain est considérée comme la plus pressante de toutes les autres pulsions vitales, telles que la faim, le sexe, la beauté etc. De là donc l'importance de la place réservée par le récit à l'eau, à la variété de ses ustensiles et à la mention de tous les détails qui lui sont attachés.

Cette dominance apparaît clairement lorsque nous constatons que la variété concerne tout d'abord la qualité de l’eau : elle est tantôt mélangée au camphre, tantôt au gingembre, et tantôt elle est "Salsabîl".

La variété concerne ensuite ses instruments : "vaisseaux", "coupes", "calices", et la matière de ces instruments : "verre", "argent".

La variété concerne aussi son apparence : elle est présentée comme des "sources" que l'on fait jaillir à sa convenance.

La variété concerne enfin sa valeur : «boisson très pure».

Donc, il y a une eau qui incarne «une boisson pure», que «l'on fait jaillir à sa convenance», qui «coule comme un "Salsabîl"», qui est «mélangée au camphre et au gingembre», et servie dans «des vaisseaux», «des coupes», «un calice», «verres» lesquels sont tous en argent transparent qui permet de voir leur contenu de l'extérieur.

Lorsqu'on médite un peu sur toutes ces descriptions pittoresques et minutieuses, sur toutes ces images évocatrices, sur tous ces traits particuliers, on ne peut qu'être ébloui et émerveillé[27] par ce grandiose art romanesque coranique où chaque détail est significatif, chaque mot est révélateur et chaque trait stylistique est chargé de message.

Si nous examinions tous les détails relatifs aux autres besoins, nous nous rendrions compte qu'ils suivent le même procédé, mais d'une façon moins exhaustive et moins détaillée. Il n'est donc pas nécessaire de nous répéter, étant donné que nous venons d'étudier le lien entre le plus impérieux de ces besoins vitaux de l'homme, en l'occurrence, l'eau, et la conduite terrestre de l'être humain, lien qui met en évidence la corrélation ou la correspondance entre les héros qui sacrifient leurs propres besoins et endurent les difficultés de la vie (dont la faim et la soif) pour satisfaire les besoins des autres, et la récompense qui les attend dans l'autre monde. Plus le sacrifice est grand et motivé par l'amour d'Allah, plus la récompense est grandiose.

Il ne faut pas oublier que les héros ou les pieux mis en scène dans le récit ont accompli un devoir d'adoration, à savoir le jeûne votif avec tout ce que le jeûne implique de soif et de faim; puis ils ont accompli un autre devoir d'adoration, en l'occurrence, l'offre de nourriture aux pauvres dans des circonstances particulières à un moment où ils avaient eux-mêmes un besoin impérieux de s'alimenter (après chaque journée de jeûne), mais ils ont préféré offrir leur repas aux nécessiteux et supporter la faim et la soif. Donc le don de nourriture ne s'est pas produit lors d'un repas ordinaire, mais d'un repas de jeûne dont la particularité tient au fait qu'il est pris après de longues heures de faim et de soif.

Il faut donc tenir compte de tous ces détails significatifs sans oublier le fait que le sacrifice consenti n'avait pour but que la satisfaction d'Allah et ne visait nullement à en attendre, en retour, un avantage personnel.

En effet, chacun de nous peut nourrir un homme qui a faim, mais cela se produit surtout lorsque nous n'avons pas besoin nous-mêmes de la nourriture offerte au pauvre.

De même chacun de nous peut alimenter un indigent, mais cette générosité obéit souvent à des motivations empreintes d'égoïsme. Mais offrir un repas à quelqu'un d'autre alors qu'on a faim soi-même, c'est toute autre chose. Offrir notre repas alors que nous avons faim, n'est pas du tout pareil au fait d'offrir une alimentation dont nous n'avons pas besoin. Et offrir notre repas dans ces circonstances difficiles uniquement pour plaire à Allah et par "crainte d'un Jour menaçant et catastrophique", c'est un acte d'un mérite exemplaire.

La Sourate de "L'Homme" dessine à la fin du récit un contraste avec l'histoire des pieux en évoquant ceux qui «aiment la vie éphémère et négligent un Jour grave»[28], qui préfèrent la vie d'ici-bas. Ils se détournent de la vie de l'Au-delà (avec son bien-être irrésistible) et préfèrent la vie terrestre avec toutes les lourdes conséquences que cette attitude entraînera par la suite : «le mal universel», «menaçant et catastrophique».

Le message du récit est donc clair : l'homme doit prendre conscience de la signification de sa vie et de ce pour quoi il a été créé : tous nos actes doivent être accomplis pour plaire à Allah, autrement ils sont nuls et non avenus.



[1] Al-Mîzân fî Tafsîr al-Qor'ân", d'al-Allâmah Sayyed Mohammad Hussein al-Tabâtabâ'î, Tom. 20, p. 132.
[2] Versets 5 - 11
[3] Versets 11 - 12
[4] Versets 7 - 11
[5] Verset 9
[6] Verset 10
[7] Verset 7
[8] Verset 9
[9] Verset 10
[10] Verset 7
[11] Verset 9
[12] Verset 10
[13] Verset 9 -10
[14] Verset 5 - 6
[15] Verset 11 - 12
[16] Verset 13 - 22
[17] Versets 5 - 6
[18] Verset 16
[19] Verset 17
[20] Verset 18
[21] Verset 21
[22] Verset 14
[23] Verset 13
[24] Verset 20
[25] Verset 21
[26] Verset 19
[27] Dans sa traduction du Noble Coran, Jacques Berque écrit à propos de ce texte: «Stylistiquement, le texte frappe par le cumul entre notations sensibles et concepts abstraits. Au pittoresque des mots rares et imagés, fait pendant la subtilité dans l'emploi des hâl (appositions dénotant un état) et des copules». Voir: "Le Coran" traduit par le Professeur Honoraire au Collège de France, Jacques BERQUE, pub.: éd. Sindbad, 1990, à Paris
[28] Verset 27