D’après le commentaire Al-Mizân de ’Allâmeh Tabâtabâ’i
Cet article vient ouvrir une série d’études consacrées à la pensée de
’Allâmeh Tabâtabâ’i, l’un des plus grands penseurs, philosophes, et
commentateurs du Coran du XXe siècle, dans le but de faire découvrir à nos
lecteurs certains aspects importants de la pensée iranienne contemporaine dans
les domaines religieux et spirituel. Elles s’inspireront principalement du
commentaire du Coran Al-Mizân, œuvre maîtresse de ’Allâmeh, mais aussi
d’autres ouvrages de grands penseurs iraniens des siècles précédents et
contemporains tels que Mortezâ Motahari, qui fut l’un de ses élèves et
contribua largement à diffuser la pensée de son maître. En Iran et dans
plusieurs pays musulmans, Al-Mizân est considéré comme l’une des œuvres
les plus importantes de la pensée islamique contemporaine.
Aperçu sur la vie et l’œuvre de ’Allâmeh Tabâtabâ’i
Seyyed Mohammad Hossein Tabâtabâ’i Qâzi, plus connu sous le nom de ’Allâmeh [1] Tabâtabâ’i, est né en 1892 à Tabriz, dans une famille de savants religieux. Il perd sa mère à l’âge de 5 ans et son père à l’âge de dix ans. Après avoir commencé des études primaires et secondaires dans sa ville natale, il part pour Najaf afin de poursuivre ses études religieuses. Il y fait la connaissance de Seyyed ’Ali Qâzi, qui deviendra son maître et qui, par une simple phrase, suscita un profond bouleversement en lui : "Outre les études, il est bon que celui qui vient étudier à Najaf se préoccupe aussi de l’éducation et du perfectionnement de sa propre âme". [2] ’Allâmeh s’engage alors dans un cheminement spirituel et gnostique vers son Créateur tout en acquérant la maîtrise de nombreuses sciences, et en menant une vie d’une simplicité extrême. Sa situation matérielle s’aggravant, il est contraint de revenir à Tabriz et de se consacrer à des travaux agricoles durant dix ans. Tout au long de ces années, il demeure dans un état d’attention constante à Dieu. Après une amélioration de sa situation financière, il part s’installer à Qom avec sa famille en 1945, ville où il demeurera jusqu’à la fin de sa vie. Il se consacre alors à l’enseignement de la philosophie ainsi que, pour un groupe plus restreint et avec discrétion, de la gnose. L’immensité de son savoir contraste avec son apparence simple et sa grande humilité. Il ne tarde pas à être reconnu et respecté par les grandes autorités religieuses de l’époque non seulement pour l’ampleur de son savoir, mais aussi pour ses perfections morales, sa patience, sa douceur et la gentillesse dont il fait preuve en toute situation. ’Allâmeh Tabâtabâ’i fut le maître de nombreuses grandes personnalités telles que ’Allâmeh Tehrâni, Shahid Mortezâ Motahari, Mohammad Mofatteh, Hassanzâdeh Amoli, Seyyed Hossein Nasr, mais également de Henry Corbin, dont il influença profondément la pensée. ’Allâmeh Tabâtabâ’i fut rappelé à Dieu en 1981 et enterré à Qom. Tout au long de sa vie, il rédigea de nombreuses œuvres dans les domaines de la philosophie, de la religion, de l’histoire… Son œuvre principale demeure cependant son commentaire du Coran intitulé Al-Mizân et publié en vingt volumes. Ce monument de savoir, qui a notamment été traduit en anglais, demeure un ouvrage de référence en Iran, et constitue une véritable mine de sagesse et de subtilités. Comme nous l’avons évoqué, nous nous proposons ici de présenter certains sujets centraux abordés dans le Coran, en nous inspirant notamment de certains points développés dans ce commentaire. La raison pour laquelle nous avons choisi de commencer par aborder la notion de tawhid est que selon ’Allâmeh, c’est de cette notion que sont issues et dépendent toutes les autres questions de l’islam : "Selon les hauts enseignements de l’islam, la question du tawhid est l’unique principe qui règne sur tous les aspects du monde, et on peut clairement voir qu’en islam, toute question théorique ou pratique est en réalité la question du tawhid qui apparaît sous différents aspects et sous l’apparence de diverses propositions théoriques et pratiques." [3]
Le mot tawhid vient de la racine w-h-d qui évoque les notions de singulier, seul, un et unique. [4] Le concept de tawhid a été traduit de diverses façons : parfois simplement par "monothéisme", mais aussi par "unicité divine", "unité divine", "doctrine de l’unité divine"… Ces traductions sont toutes justes en partie, mais aucune n’épuise la profondeur de cette notion. D’un point de vue grammatical, le mot tawhid est un nom verbal (masdar) de deuxième forme qui exprime l’idée d’un processus de réunion, d’unification, et qui pourrait ainsi être traduit par "l’acte d’unifier". Dans ce sens, le mowahhid ou monothéiste, est aussi un "’unificateur", une personne qui "ramène la multiplicité vers l’unité, vers un principe unique". Le tawhid n’implique donc pas seulement l’affirmation d’une croyance, mais est aussi un cheminement, une action constituant à aller du multiple à l’Un, et à réaliser cette unité en soi-même. Dès lors, on pourra parler de tawhid comme monothéisme ou doctrine de l’unité, mais aussi comme réalisation concrète de cette unité. [5]
L’unicité divine comporte ainsi plusieurs étapes ou "degrés" : on peut ainsi distinguer l’unicité de l’essence divine, c’est-à-dire du Dieu unique et Créateur de toute chose ; l’unicité des attributs, selon laquelle les différents attributs divins comme la miséricorde, le pardon, la puissance, etc. ne forment qu’une seule et même réalité ; l’unicité des actes, selon laquelle l’ensemble du système de causalité est lié à la volonté divine ; et enfin l’unicité dans l’adoration, qui consiste pour le croyant à n’adorer que Dieu dans ses actes de dévotion, ainsi qu’au travers de ses paroles et actions. Plus qu’une simple croyance en un Dieu unique et un état de fait, le tawhid constitue donc une force, un élan qui oriente l’ensemble des conceptions et actes du croyant. Il a pour but de faire disparaître la dispersion dont l’homme est victime en suivant des divinités multiples – qui peuvent être des idoles extérieures tout autant que ses désirs intérieurs – afin d’unifier les différentes dimensions de sa personne et lui permettre de contempler l’unité de la création au-delà de sa multiplicité apparente : "Ma prière et mes actes de dévotion, ma vie et ma mort sont entièrement dévoués à Dieu, le Seigneur de l’Univers." (6 : 162). Pour résumer, le tawhid n’implique pas seulement une connaissance et une reconnaissance de l’existence d’un Dieu unique, mais aussi tout un mode d’être visant à réaliser cette unité en soi.
Selon ’Allâmeh Tabâtabâ’i, la question du tawhid est à la fois la plus centrale et la plus difficile à concevoir en ce qu’elle doit être abordée selon un horizon situé bien au-delà du monde matériel et de ses lois à travers lesquelles nous avons tendance à analyser tout phénomène. A titre d’exemple, lorsque l’on dit que "Dieu est un", la première chose qui vient à l’esprit est que Dieu est une personne ou une entité séparée des autres, très haut dans le ciel ou vivant "quelque part" dans l’espace. Les conceptions humaines de Dieu ont ainsi naturellement tendance à Le réduire à une détermination spatiale et temporelle, et dès lors à inconsciemment penser le Créateur comme un être soumis aux lois de la matière et du changement. Le Coran s’élève contre cette représentation simpliste du Dieu unique consistant à Le considérer comme un "super être" au-dessus des êtres, et à croire que le monothéisme consiste essentiellement à fondre tout un ensemble d’idoles en une seule entité, à laquelle on applique ensuite le qualificatif de "Dieu" : "Et ils [les Mecquois] s’étonnèrent qu’un avertisseur parmi eux leur soit venu, et les infidèles disent : “C’est un magicien et un grand menteur, réduira-t-il les divinités à un Seul Dieu ? Voilà une chose vraiment étonnante”." (38:4-5) Ces versets évoquent ainsi que les adorateurs d’idoles concevaient l’invitation à adorer un Dieu unique comme un appel à ramener toutes les idoles à une seule : ils se représentaient Dieu comme une unité numérale (wahdat ’adadiyya), c’est-à-dire comme un "un" appartenant à la simple classe des unités. Dans une telle conception, le concept d’unité s’oppose à celui de multiplicité, et Dieu n’est qu’une "super-entité" d’un genre particulier surplombant une multiplicité d’entités plus petites du même genre. Selon cette logique, Dieu est réduit à un simple "un parmi d’autres" et est donc limité par le temps et l’espace, tel un roi par rapport à ses sujets : il règne sur eux, mais son pouvoir n’en est pas moins limité. Une telle logique dans la façon d’aborder la relation entre polythéisme et monothéisme peut être comparée à dix verres d’eau que l’on verse dans un bassin pour en faire une eau unique. On peut ainsi reverser cette même eau dans les dix verres, et transformer ainsi de nouveau l’eau unique en dix unités séparées. L’unité numérale est donc limitée, et peut être transformée en une multiplicité d’unités séparées des autres et encore plus limitées. Il faut donc ici distinguer entre ce qui est un et qui peut être comparé à d’autres unités, et ce qui est unique, au-delà de toute comparaison : "Rien ne Lui ressemble" (42 : 11).
Par des versets comme "Et votre Divinité est une divinité unique. Pas de divinité à part lui" (2 : 163) ou "C’est Lui le Vivant. Point de divinité à part Lui. Appelez-Le donc, en Lui vouant un culte exclusif" (40 : 65), le Coran invite clairement à s’éloigner des divinités éparpillées et à n’adorer que le Créateur des mondes. Cependant, le Coran ne se limite pas à attester l’existence d’un Dieu unique, mais expose aussi la façon dont Dieu est Un, en invalidant notamment toute notion de contrainte et limitation à Son sujet : "La force tout entière est à Dieu" (2 : 165) ; "C’est Lui l’Unique, le Dominateur suprême (qahhâr) ” (13 : 6) ; "Qui est le meilleur : des Seigneurs éparpillés ou Dieu, l’Unique, le Dominateur suprême ? Vous n’adorez, en dehors de Lui, que des noms que vous avez inventés, vous et vos ancêtres, et à l’appui desquels Dieu n’a fait descendre aucune preuve."(12 : 39-40). Il est ainsi intéressant de constater que dans plusieurs versets, l’attribut "Dominateur suprême" (qahhâr) vient immédiatement après l’attribut "Unique" (wâhid), venant ainsi souligner que le sens de "Dieu unique" n’est pas "un parmi les autres", et que l’on ne doit pas penser Son unité comme celle d’un individu ou d’une espèce particulière.
Les versets "C’est Lui certes qui embrasse toute chose [par Sa science et Sa puissance]" (41 : 54) ou "A Dieu seul appartiennent l’Est et l’Ouest. Où que vous vous tourniez, la Face (direction) de Dieu est donc là, car Dieu a la grâce immense ; Il est Omniscient" (2 : 115) soulignent ainsi que Dieu ne peut être conçu selon la logique des lois de la matière, étant donné que celui qui est omniprésent et embrasse toute chose n’est limité ni à un temps, ni à un espace particuliers comme c’est le cas des objets physiques. Enfin, la sourate intitulée "Le monothéisme pur" (al-Ikhlâs) vient confirmer cette vison du tawhid : "Dis : "Il est Dieu, Unique (ahad), Dieu, le Samad. Il n’a jamais engendré, ni n’a été engendré, et nul n’est égal à Lui" (112-1:4). Ici, le concept de samad évoque un être de plénitude, qui ne connaît ni augmentation ni diminution, et qui recouvre tout ce qui existe. Le verset suivant évoquant qu’Il n’a pas engendré vient réfuter l’existence d’une relation entre Dieu et Sa création du type de celle d’une mère mettant au monde son enfant ; c’est-à-dire une création qui se séparerait de son Dieu après avoir été "engendrée" et qui enlèverait quelque chose à son Créateur. La création n’est donc pas "chose" face à Dieu qui se serait séparée de lui, mais elle Lui est au contraire intimement liée, le tout formant un ensemble plein, unifié, inséparable. L’unité divine selon le Coran exclut donc toute hypothèse de séparation entre Dieu et Ses créatures. Dès lors, la conception du tawhid telle que présentée dans le Coran va bien au-delà de la notion de Dieu unique, pour embrasser tous les aspects de la création.
Cependant, l’absence de séparation ne signifie pas pour autant l’incarnation de Dieu dans Sa création, car dans ce cas, le tawhid ne serait que synonyme de panthéisme. Dans Nahj al-Balâgha, l’Imâm ’Ali, premier Imâm des chiites, a parfaitement exprimé toute la subtilité de la relation entre Dieu et Ses créatures :
« Dieu est à l’intérieur des choses, sans qu’Il se mélange avec elles
Et Il est à l’extérieur des choses, sans qu’Il soit séparé d’elles ». [7]
Ainsi, pour saisir toute la profondeur de la notion de tawhid, il faut considérer Dieu comme à la fois intensément proche de l’homme : "Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire." (50 :16) ; "Sachez que Dieu s’interpose entre l’homme et son cœur" (8 :24) ; "Il est avec vous où que vous soyez" (57 : 4), "Je suis tout proche : Je réponds à l’appel de celui qui Me prie quand il Me prie."(2 :186), mais aussi comme demeurant absolument transcendant par rapport à Sa création : "Il est Supérieur à tout ce qu’ils décrivent." (23 : 91) ; "Nul n’est égal à Lui." (112 : 4) ; "Rien ne Lui ressemble." (42 : 11).
En nous disant que Dieu est plus proche de l’homme que sa veine jugulaire et en même temps qu’Il est Très-Haut et Elevé, le Coran nous invite à dépasser les conceptions trop simplistes de Dieu et de la façon dont Il est "Un". Selon la vision coranique du tawhid, proximité intense et transcendance absolue ne s’excluent nullement étant donné que Dieu n’est pas un être matériel limité, mais au contraire l’Etre suprême qui englobe et enveloppe tout : "C’est Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché." (57 : 3)
Le Coran considère également que le tawhid fait partie de la nature divine primordiale de l’homme qui recherche naturellement ce qui est un et unique, et s’efforce constamment d’atteindre une unité au milieu de la multiplicité. Cette tendance naturelle est notamment perceptible dans une relation amoureuse, où chacun cherche à aimer une personne unique et à se dévouer à elle. Il en va de même dans le domaine spirituel, comme l’évoque Joseph dans ce beau verset : "Que vaut-il mieux ? Une multitude de divinités ou Dieu l’Unique ?" (12:39)
Dès lors, le tawhid se confond avec l’être même et englobe tout ce qui existe d’un point de vue ontologique, constitue le socle des croyances de l’islam du point doctrinal, tandis que sa réalisation intellectuelle et concrète constitue le but suprême du croyant. Ainsi, la vie du croyant doit avoir une dimension "unifiante", de façon à ce que chaque pensée et acte contribue à le rapprocher de Dieu, ainsi qu’à lui révéler la présence de son Créateur dans le monde et en lui-même : "Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident qu’Il [Dieu] est la Vérité." (41 : 53). De par sa dimension pratique et concrète, le tawhid invite l’homme à se défaire des idoles extérieures et intérieures pour réaliser que chaque chose est un signe (âya) de Dieu et la manifestation de Ses perfections divines, et que "Où que vous vous tourniez, la Face de Dieu est donc là, car Dieu a la grâce immense" (2 : 115). Du Dieu un, le tawhid conduit ainsi à "l’unicité de l’existence" (wahdat al-wujoud) ainsi qu’à redéfinir son rapport au monde et à soi-même. La réalisation de l’unité en sa propre âme permet l’ouverture progressive de l’œil intérieur pour pouvoir ultimement dire, avec l’Imâm ’Ali, "Je n’ai vu aucune chose sans voir Dieu devant elle et avec elle." [8]
Bibliographie :
Seyyed
Mohammad-Hossein Tabâtabâ’i, Tafsir al-Mizân, Vol. 6, traduction persane
de Seyyed Mohammad Bâqer Moussavi Hamedâni, Daftar-e enteshârât-e eslâmi, Qom.
Mortezâ
Motahhari, Concevoir le monde : la vision de l’islam, Al-Bouraq.
Imâm
’Ali, Nahj al-Balâgha (La voie de l’éloquence).
Kish-e
Mehr (La religion de l’amour), Enteshârât-e Henâres, Qom, 2009. [Biographie
de ’Allâmeh Tabâtabâ’i]
Reig,
Daniel, Dictionnaire arabe français, Larousse.
[1] ’Allâmeh désigne en arabe quelqu’un de très savant et érudit. Ce mot vient de la racine ’alama dans le sens de connaître, percevoir, ou encore apprendre.
[2] Kish-e Mehr (La religion de l’amour), Enteshârât-e Henâres, Qom, 2009.
[3] Ibid.
[4] Reig, Daniel, Dictionnaire arabe français, Larousse, p. 5766.
[5] Bonaud, Christian (Yahya Alavi), L’Imam Khomeyni, un gnostique méconnu du XXe siècle, Al-Bouraq, pp. 131-132.
[6] Nous abordons ici la question de l’unicité évoquée dans le volume 6 du commentaire Al-Mizân.
[7] Imâm ’Ali, Nahj al-Balâgha (La voie de l’éloquence).
[8] Ibid.